J'ai dit […] ce que je pense de l'amitié : à savoir qu'elle est si peu de chose que j'ai peine à comprendre que des hommes de quelque génie, et par exemple un Nietzsche, aient eu la naïveté de lui attribuer une certaine valeur intellectuelle et en conséquence de se refuser à des amitiés auxquelles l'estime intellectuelle n'eût pas été liée. Oui, cela m'a toujours été un étonnement de voir qu'un homme qui poussait la sincérité ave lui-même jusqu'à se détacher, par scrupule de conscience, de la musique de Wagner, se soit imaginer que la vérité peut se réaliser dans ce mode d'expression par nature confus et inadéquat que sont, en général, des actions et, en particulier, des amitiés, et qu'il puisse y avoir une signification quelconque dans le fait de quitter son travail pour aller voir son ami et pleurer avec lui en apprenant la fausse nouvelle de l'incendie du Louvre.
Proust, Le Côté de Guermantes, page 383.
En 1872, Nietzsche, professeur de philologie de l'Université de Bâle, met à mal l'opinion de ses collègues en publiant un livre qui préconise, pour assumer collectivement les maux du monde moderne, le remède des Grecs de l'Antiquité : la tragédie musicale. Dans la Naissance de la Tragédie, fille du génie de la Musique, Nietzsche plaide en faveur de Wagner, une amitié profonde et agitée qu'évoque Proust dans ce passage du Côté de Guermantes. Du côté de l'Histoire, les communards, pour se venger de la politique de retour à l'ordre menée par Adolphe Thiers, incendient à l'aide de liquides inflammables plusieurs édifices et en particulier des monuments publics historiques : le palais des Tuileries, symbole du pouvoir royal et impérial, le palais de justice, le palais de la Légion d'honneur, le palais d'Orsay où siégeait la cour des comptes, l'aile centrale du Palais-Royal où siégeait le conseil d'État, l'hôtel de ville, la galerie de tapisseries de la Manufacture des Gobelins, le ministère des finances et la Bibliothèque impériale au Louvre. Le 24 mai, le palais du Louvre et ses collections échappent aux flammes.
À l'annonce de l'incendie du Louvre par les insurgés, "je suis resté quelques jours complètement anéanti, livré aux larmes et aux doutes : toute l'existence d'un savant et d'un philosophe-artiste m'apparut comme une absurdité dès lors qu'un seul jour pouvait faire disparaître les plus magnifiques oeuvres d'art, voire des périodes artistiques entières"*, écrit Nietzsche Par la suite, la nouvelle est démentie, mais l'état d'esprit de Nietzsche reste égal, ainsi qu'en témoigne le passage suivant, daté de quelques années après : "Automne – souffrance – chaumes – viscaires, asters. Tout à fait la même impression que lors du prétendu incendie du Louvre – sentiment d’un automne de la culture. Jamais souffrance n’a été plus profonde."
Jacob Burckhardt, grand historien bâlois, relate le même événment : "Une partie de moi s'est effondrée avec le Louvre". A ce qu'on dit, Jacob Burckhardt avait passé, lors de son séjour à Paris trente ans plus tôt, au moins une heure et demie chaque jour dans les collections (visites qui l'ont inspiré pour des ouvrages qui l'ont ensuite rendu célèbre : le Cicerone, La Civilisation de la Renaissance en Italie, et L'Histoire de la civilisation grecque).
Après avoir adressé à son ami Wagner des louages mêlées de réserves dans la quatriême des Considérations inactuelles, Nietzsche s'en prend violemment au compositeur dans Le Cas Wagner, lui reprochant son pangermanisme et une grandoioquence de la forme destinée à masquer une indigence du fond. Nietzsche, écrivait Daniel Halevy**, ''avait rompu avec maints camarades : l'amitié virile sans l'accord spirituel, jugeait-il, est indigne''. Une lettre de Nietzsche à Mlle de Meysenburg, qui l'accusait d'avoir commis un acte indélicat en publiant Le Cas Wagner, est citée : ''Vous n'avez jamais compris ni une de mes pensées ni un de mes désirs... Wagner est un génie, mais un génie de mensonges ; et j'ai l'honneur d'être le contraire : un génie de vérité...'' Dans le Carnet 1, Proust note : ''On sait ce que je pense de l'amitié ; je la crois si nulle que je ne suis même pas exigeant intellectuellement pour elle, et, quand Nietzsche dit qu'il n'admet pas une amitié où il n'y ait pas estime intellectuelle, cela me semble bien mensonger pour ce detracteur de Wagner ''génie du mensonge''. D'ailleurs sa visite à... sur la destruction du Louvre est bien menteuse aussi. Que peut nous faire ce qui n'est pas en nous ?
* Lettre à Gersdorff du 21 juin 1871 (Friedrich Nietzsche, Naissance de la Tragédie).
** Le Journal des Debats, 18 aout 1909.
En 1872, Nietzsche, professeur de philologie de l'Université de Bâle, met à mal l'opinion de ses collègues en publiant un livre qui préconise, pour assumer collectivement les maux du monde moderne, le remède des Grecs de l'Antiquité : la tragédie musicale. Dans la Naissance de la Tragédie, fille du génie de la Musique, Nietzsche plaide en faveur de Wagner, une amitié profonde et agitée qu'évoque Proust dans ce passage du Côté de Guermantes. Du côté de l'Histoire, les communards, pour se venger de la politique de retour à l'ordre menée par Adolphe Thiers, incendient à l'aide de liquides inflammables plusieurs édifices et en particulier des monuments publics historiques : le palais des Tuileries, symbole du pouvoir royal et impérial, le palais de justice, le palais de la Légion d'honneur, le palais d'Orsay où siégeait la cour des comptes, l'aile centrale du Palais-Royal où siégeait le conseil d'État, l'hôtel de ville, la galerie de tapisseries de la Manufacture des Gobelins, le ministère des finances et la Bibliothèque impériale au Louvre. Le 24 mai, le palais du Louvre et ses collections échappent aux flammes.
À l'annonce de l'incendie du Louvre par les insurgés, "je suis resté quelques jours complètement anéanti, livré aux larmes et aux doutes : toute l'existence d'un savant et d'un philosophe-artiste m'apparut comme une absurdité dès lors qu'un seul jour pouvait faire disparaître les plus magnifiques oeuvres d'art, voire des périodes artistiques entières"*, écrit Nietzsche Par la suite, la nouvelle est démentie, mais l'état d'esprit de Nietzsche reste égal, ainsi qu'en témoigne le passage suivant, daté de quelques années après : "Automne – souffrance – chaumes – viscaires, asters. Tout à fait la même impression que lors du prétendu incendie du Louvre – sentiment d’un automne de la culture. Jamais souffrance n’a été plus profonde."
Jacob Burckhardt, grand historien bâlois, relate le même événment : "Une partie de moi s'est effondrée avec le Louvre". A ce qu'on dit, Jacob Burckhardt avait passé, lors de son séjour à Paris trente ans plus tôt, au moins une heure et demie chaque jour dans les collections (visites qui l'ont inspiré pour des ouvrages qui l'ont ensuite rendu célèbre : le Cicerone, La Civilisation de la Renaissance en Italie, et L'Histoire de la civilisation grecque).
Après avoir adressé à son ami Wagner des louages mêlées de réserves dans la quatriême des Considérations inactuelles, Nietzsche s'en prend violemment au compositeur dans Le Cas Wagner, lui reprochant son pangermanisme et une grandoioquence de la forme destinée à masquer une indigence du fond. Nietzsche, écrivait Daniel Halevy**, ''avait rompu avec maints camarades : l'amitié virile sans l'accord spirituel, jugeait-il, est indigne''. Une lettre de Nietzsche à Mlle de Meysenburg, qui l'accusait d'avoir commis un acte indélicat en publiant Le Cas Wagner, est citée : ''Vous n'avez jamais compris ni une de mes pensées ni un de mes désirs... Wagner est un génie, mais un génie de mensonges ; et j'ai l'honneur d'être le contraire : un génie de vérité...'' Dans le Carnet 1, Proust note : ''On sait ce que je pense de l'amitié ; je la crois si nulle que je ne suis même pas exigeant intellectuellement pour elle, et, quand Nietzsche dit qu'il n'admet pas une amitié où il n'y ait pas estime intellectuelle, cela me semble bien mensonger pour ce detracteur de Wagner ''génie du mensonge''. D'ailleurs sa visite à... sur la destruction du Louvre est bien menteuse aussi. Que peut nous faire ce qui n'est pas en nous ?
* Lettre à Gersdorff du 21 juin 1871 (Friedrich Nietzsche, Naissance de la Tragédie).
** Le Journal des Debats, 18 aout 1909.
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