La formation de Thomas Mann est marquée par la formation Schopenhauer-Nietzsche-Wagner, c'est-à-dire par cette grande Kultur universaliste, cosmopolite et en même temps ''deséspérément allemande'' – selon une formule de Thomas Mann lui-même – qui a scruté avec une radicalité inégalable la Méduse de la modernié, le phénomène majeur qui constitue la transformation d'une civilisation pluriséculaire, en voyant dans les idéologies du Moderne – libéralisme, démocratie, foi dans le progrès – non un dépassement, mais un symptôme et un facteur de ce malaise et de cette crise. Jusqu'en 1918, Thomas Mann se reconnaît – idéologiquement, même s'il est convaincu de s'opposer ainsi à toute idéologie – dans les affirmations et surtout dans les négations des grands ''ennemis du peuple'' : Kierkegaard, Nietzsche, Schopenhauer, Burckhardt, Wagner (qui, par ailleurs de ce point de vue, n'est certes pas pacifiquement assimilable à la Kulturkritiek conservatrice et réactionnaire) et d'autres encore.
C'est une culture hétérogène, contradictoire, et pourtant reconnaissable entre toutes, avec cet intraduisible pathos que Carlos Antoni entendait vibrer dans le mot même de Kultur. Sous ce terme, Thomas Mann réunit dans une approbation enthousiaste d'immenses génies comme Nietzsche et des idéologies nationalistes de pacotille comme Paul de Lagarde. Cette culture a mis à nu, avec une lucidité implacable et libératrice, quelques-unes des contradictions déchirantes, tragiques et triviales, de la sociéte de masse moderne, de ses grandes conquêtes civiles, de ce qu'on pouvait prendre pour de grandes conquêtes et que bien souvent un retournement de forme en a fait l'inverse ; il a nié sous l'effet d'une allergie partisane incoercible, le progrès démocratique et l'idéologie liée à un tel progrès. Sous ce rapport, une telle critique présente une métaphore éclairante, un levain indispensable à la compréhension et à la correction des sociétés démocratiques et progressistes ; si cependant on prétend en faire son met principal, voire unique – comme le fait l'idéologie antidémocratique – et prendre (ou pis, appliquer) à la lettre ses métaphores, on tombe dans une rhétorique brutale et grossière, non moins philistine à coup sur que le philistinisme progressiste abhorré contre lequel elle s'insurge. Thomas Mann lui-même dans ses Considérations1[...] écrit qu'aucune affirmation de Nietzsche ne doit être prises à la lettre et va jusqu'à admettre [...] que même la bataille ''apolitique'' contre l'envahissement moderne et totalitaire de la civilisation devient à son tour politique, mauvaise politique et mauvaise idéologie, pourrait-on ajouter, et d'autant plus mauvaises que persuadées de parler au nom de la vie contre les artifices idéologiques.
Dans ses Considerations1, Thomas Mann [...] se bat contre l'idéologie démocratique de l'engagement et du progrès – de la Zivilisation – qui absorbe l'individu, en pénétrant jusqu'au plus profond de sa conscience et en étouffant ce qu'il y a de singulier dans sa personne et ses sentiments, aplatit toute intériorité et toute métaphysique en les réduisant à de simples données sociologiques ou psychologiques, elle subsitue à la vérité l'opinion, à la conversation à batons rompus le débat et la signature au bas d'un manifeste, à la mélancholie poignante du Lied la phrase toute faite, aux choses dernières l'ordre du jour, et à la Kultur la Zivilization.
1 Betrachtungen eines Unpolitischen, 1918 (Considérations d'un apolitique, 1975).
Claudio Magris, Utopie et désenchantement, pages 225/226/227.
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