Qui ne voit à quel point cette "quête du pouvoir" se trouve remise en honneur dans la société française contemporaine sous la forme naïve du rapport entre le public et "ses" explorateurs ? Des l'âge de la puberté aussi, nos adolescents trouvent licence d'obéir aux stimulations auxquelles tout les soumet depuis la petite enfance, et de franchir, d'une manière quelconque, l'emprise momentanée de leur civilsation. Ce peut être en hauteur, par l'ascension de quelque montagne ; ou en profondeur, en descendant dans les abîmes ; horizontalement aussi, si l'on s'avanc au cœur de régions lointaines. Enfin, la démesure cherchée peut être d'ordre moral comme chez ceux qui se placent volontairement dans des situations si difficiles que les connaissances actuelles semblent exclure toute possibilité de survie.
Vis-à-vis des résultats qu'on voudrait appeler rationnels de ces aventures, la société affiche une indifférence totale. Il ne s'agit ni de découverte scientifique, ni d'enrichissement poétique et littéraire, les témoignages étant souvent d'un pauvreté choquante. C'est le fait de la tentative qui compte et non pas son objet. Comme dans notre exemple indigène, le jeune homme qui , pendant quelques semaines ou quelques mois, s'est isolé du groupe pour s'exposer (tantôt avec conviction et sincérité, tantôt au contraire avec prudence et roublardise, mais les sociétés indigènes connaissent aussi ces nuances) à une situation excessive, revient nanti d'un pouvoir, lequel s'exprime chez nous par les articles de presse, les gros tirages et les conférences à bureau fermé, mais dont le caractère magique est attesté par le processus d'automystification du groupe par lui-même qui explique le phénomène dans tous les cas. Car ces primitifs à qui il suffit de rendre visite pour en revenir sanctifiés, ces cîmes glacées, ces grottes et ces forêts profondes, temples de hautes et profitables révélations, ce sont, à des titres divers, les ennemis d'une sociétés qui se joue à elle-même la comédie de les anoblir au moment où elle achève de les supprimer, mais qui n'éprouvait pour eux qu'effroi et dégoût quand ils étaient des adversaires véritables.
Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques. Chapitre : La fin des voyages, page 41.
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