Deux journées de voyage éloignent l'homme – et à plus forte raison le jeune homme qui n'a encore plongé que très peu de racines dans l'existence – de son univers quotidien, de tout ce qu'il regardait comme ses devoirs, ses intérêts, ses soucis, ses espérances ; elle l'en éloignent infiniment plus qu'il n'a pu l'imaginer dans le fiacre qui le conduisait à la gare. L'espace qui, tournant et fuyant, s'interpose entre lui et son lieu d'origine, développe des forces que l'on croit d'ordinaire réservées à la durée. D'heure en heure, l'espace détermine des transformations intérieures, très semblables à celles que provoque la durée, mais qui, en quelques manière, les surpassent.
A l'instar du temps, il amène l'oubli ; mais il le fait en dégageant la personne de l'homme de ses contingences, pour la transporter dans un état de liberté initiale ; il n'est jusqu'au pédant et au philistin dont il ne fasse en un tournemain quelque chose comme un vagabond. Le temps, dit-on, c'est le Léthé. Mais l'air du lointain est un breuvage tout pareil, et si son effet est moins radical, il n'en est que plus rapide.
Thomas Mann, La Montagne Magique, page 8.
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