D'un bazar oriental, on connaît tout avant de l'avoir visité, hors deux choses : la densité humaine et la saleté. Ni l'une ni l'autre ne sont imaginables, il faut l'expérience pour les éprouver. Car, d'un seul coup, cette expérience réstitue une dimension fondamentale. Cet air piqué de noir par les mouches, ce grouillement, on reconnaît en eux un cadre naturel à l'homme, celui dans lequel, depuis Ur en Chaldee jusqu'au Paris de Philippe le Bel en passant par la Rome impériale, ce que nous nommons civilisation s'est lentement sécrétée.
J'ai couru tous les marches à Calcutta, le nouveau et les anciens : Bombay bazar à Karachi : ceux de Dehli et ceux d'Agra: Sadar et Kunari : Dacca, qui est une succession de soukhs où vivent des familles, blotties dans les interstice des boutiques et des ateliers : Riazuddin Bazar et Khatunganj à Chittagong : tous ceux des portes de Lahore : Anarkali Bazar, Dehli, Shah, Almi, Akkari : et Sadr, Dabgari, Sirki, Bajori, Ganj, Kalan à Peshawar. Dans les foires campagnardes de la passe de Khaiber à la frontière afghane et dans celle de Rangmati, aux portes de la Birmanie, j'ai visité les marches aux fruits et aux légumes, amoncellement d'aubergines et d'oignons roses, de grenades éclatées dans une odeur entêtante de goyave : ceux des fleuristes, qui enguirlandent les roses et le jasmin de clinquant et de cheveux d'ange ; les étalages de marchands de fruits secs, tas fauves et bruns sur fond de papier d'argent ; j'ai regardé, j'ai respiré les épices et les currys, pyramides de poudre rouge, orange et jaune ; montagne de piments, irradiant une odeur suraiguë d'abricot sec et de lavande, à defaillir de volupté ; j'ai vu les rôtisseurs, bouilleurs de lait caillé, fabricant de crêpes : nan ou chapati ; les vendeurs de thé et de limonade, les marchands en gros de dattes agglomérées en gluants monticules de pulpe et de noyaux évoquant les déjections de quelque dinausore ; les pâtissiers que l'on prendrait plutôt pour des marchands de mouches collées sur des présentoirs en gâteau ; les chaudronniers, perceptibles à l'oreille cent mètres à l'avance par le roulement sonore de leurs masses ; les vanniers et cordiers aux pailles blondes et vertes ; les chapeliers, alignant les cônes dorés des kallas, pareils aux mitres des rois sassanides, entre les écharpes à turban ; les boutiques de textiles où flottent les pièces fraîchement teintes en bleu ou en jaune, et les foulards safran et rose tissés en soie artificielle dans le style de Boukhara ; les ébenistes, sculpteurs et laqueurs de bois de lits ; les rémouleurs tirant sur la ficelle de leur meule ; la foire à la ferraille, isolée et maussade ; les marchands de tabac aux piles de feuilles blondes alternant avec la mélasse rousse du tombak, près des tuyaux de chilam disposés en faisceaux ; ceux de sandales, rangées par centaines comme des bouteilles dans un chai ; les marchands de bracelets – bangles – tripes de verre aux tons bleus et roses s'effondrant en tous sens et comme échapées d'un corps éventré ; les échoppes de potiers où s'alignent les vases de chilam, oblongs et vernissés, les jarres d'argile micacée et celles peintes en brun, blanc et rouge sur un fond de terre fauve avec des ornements vermicelles, les fourneaux de chilam enfilés en grappes, comme des chapelets. Les marchands de farine qui tamisent à longueur de journée ; les orfèvres pesant dans des balances des menus fragments de galon précieux, aux devantures moins étincelantes que celles des ferblantiers voisins ; les imprimeurs de tissus, frappant les cotonnades blanches d'un geste léger et monotone qui laisse une délicate empreinte colorée ; les forgerons en plein vent : univers grouillant et ordonné au-dessus duquel frémissent, comme des arbres agités par la brise, les gaules herissées des moulinets multicolores destinés aux enfants.
Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques. Chapitre : La Terre et Les Hommes, pages 164/165.
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