Le voyageur européen est déconcerté par ce paysage qui ne rentre dans aucune de ses catégories traditionnelles. Nous ignorons la nature vierge, notre paysage est ostensiblement asservi à l'homme ; parfois, il nous paraît sauvage, non point qu'il soit réellement tel, mais parce que les échanges se sont produits sur un rythme plus lent (comme en forêt) ou encore – dans les montagnes – parce que les problèmes posés étaient si complexes que l'homme, au lieu de leur donner une réponse systématique, a réagi au cours des siècles par une multitude de démarches de détail ; les solutions d'ensemble qui les résument, jamais nettement voulues ou pensées comme telles, lui apparaissent du dehors avec un caractère primitif. On les prend pour une sauvagerie authentique du paysage, alors qu'elles résultent d'un enchaînement d'initiatives et de décisions inconscientes.
Mais les plus rudes paysages d'Europe offrent une ordonnance, dont Poussin a été l'incomparable interprète. Allez en montagne : remarquez le contraste entre les pentes arides et les forêts ; l'étagement de celle-ci au-dessus des prairies, la diversité des nuances dues à la prédominance de telle ou telle essence végétale selon l'exposition ou le versant – il faut avoir voyagé en Amérique pour savoir que cette harmonie sublime, loin d'être une expression spontanée de la nature, provient d'accords longuement recherchés au cours d'une collaboration entre le site et l'homme. Celui-ci admire naïvement les traces de ses entreprises passées.
Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques. Chapitre : Le Nouveau Monde, pages 102/103.
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