23 mai 2015

Cours de viticulture - J2

Théorie :
Fertilisation, traitements phytosanitaires et ajustement du pH du sol
Fertilité physique du sol
Fertilité chimique du sol
Valeurs fixées
pH du sol et absorption des minéraux
Analyse du sol, échantillonnage et analyse du rapport
Facteur calcaire par type de sol
Climat et viticulture
Conditions climatologiques en saison de végétation
Heures d'ensoleillement, températures, précipitations, vitesse du vent, trajectoires solaires (Pays-Bas)
Index degré jour de croissance
Cépages et plantation
Index Huglin
Situation géographique
Protection contre le vent
Gel nocturne, mesures passives et actives
Distance entre les plants
Materiaux
Pratique :
Travail printannier au vignoble : épamprage (enlever les pousses indésirables sur les pieds et trier les jeunes branches qui poussent sur les "têtes" laissées lors de la taille d'hiver), effeuillage et relevage (accrochage des branches sur fil de fer)
Reconnaissance d'arômes, parfums et odeurs
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Theorie:
Bemesting en pH-aanpassing
Fysische bodemvruchtbaarheid
Chemische vruchtbaarheid
Streefwaarden wijnbouw
Bodem pH en opneembaarheid mineraal
Bodemanalyse, bodemmonsters en analyse rapport
Kalkfactor per type grond
Wijnbouwklimaat
Klimatologisch voorwaarden groeiseizoen
Zonuren, temperaturen, neerslagsom, windsnelheid, zonnebanen (Nederland)
VE-som
Rassen en aanplant
Huglin index
Keuze locatie en ligging
Windkering
Nachforst, passieve en actieve maatregelen
Materialen
Praktijk:
Lentwerk op de wijngaard: stammen poetsen, scheuten dunnen, scheuten opbinden
Geuren en aroma's ruiken en benoemen




17 mai 2015

Bernard Maris, Houellebecq économiste (7)

Mais Michel Houellebecq aime-t-il les gens de métier ? Sans doute. Dans Ennemis publics, il fait référence à la common decency d'Orwell, cet esprit particulier propre aux gens qui vivent dignement d'un travail utile : "En période de plein-emploi, il y a eu une vraie dignité des classes prolétariennes [...]. Ces gens vivaient de leur travail, et n'ont jamais eu à tendre la main." C'est assez troublant. En tous cas, cette référence à la dignité des travailleurs et des gens qui vivent de leur travail sans avoir à tendre la main ni chercher à commander autrui éloigne définitivement Houellebecq du nihilisme contemporain. Ces gens de peu sont hors de l'hybris, de l'accumulation forcenée, du gavage, du désir morbide d'argent. Ces hommes ont "un goût pour le travail bien fait, qui ne relève pas nécessairement d'une éthique protestante."
Bernard Maris, Houellebecq économiste – Chapitre 4 : L'utile et l'inutile, Marx et Fourier, pages 112/113.

Bernard Maris, Houellebecq économiste (6)

Il est vrai que les publicitaires, les communicants, les gens de relations humaines, de gestion, de conseil, en général parfaitement inutiles et incapables de visser le moindre boulon, sont largement payés, contrairement aux mécanos, métallos, technicos, etc. Mais le mystère n'est pas très grand. Le marché du travail n'est pas qu'un marché, une bourse où jouent l'offre et la demande. Il est aussi l'organisation d'un système de domination où les communicants, les publicitaires ou encore les DRH jouent le rôle de donneur d'ordres. C'est par eux que circulent l'obligation de produire et de consommer. Ils sont donc essentiels dans le rouage de la domination et de l'asservissement, et c'est en tant que dominants et maîtres, ou sous-traitants des dominants et des maîtres, qu'ils sont bien appointés, exactement comme les régisseurs étaient particulièrement bien rétribués dans les plantations utilisant des esclaves.
Bernard Maris, Houellebecq économiste – Chapitre 4 : Bernard Maris, Houellebecq économiste – Chapitre 4 : L'utile et l'inutile, Marx et Fourier, pages 94/95.

16 mai 2015

Bernard Maris, Houellebecq économiste (5)

L'inassouvissement du désir, son retour perpétuel malgré les achats, malgré l'empilement des biens, l'incapacité à être satisfait et cette façon puérile de quémander, encore et encore des objets, est l'essence du capitalisme. Un grand économiste l'avait découvert : non pas Marx, qui n'a jamais envisagé la notion de désir ou de besoin en économie, mais John Maynard Keynes.
Bernard Maris, Houellebecq économiste – Chapitre 2 : L'entreprise et la destruction créatrice ou Joseph Schumpeter, pages 67/68.

Bernard Maris, Houellebecq économiste (4)

Et la réponse de Bettelheim est lumineuse, elle est la même que celle de Houellebecq pour la société de l'argent : les gardes n'avaient de cesse d'infantiliser les hommes en les maintenant perpétuellement dans l'incertitude, l'improbable, le risque, l'indéterminé. Ils brisaient tout lien de causalité autorisant l'action. Comme des enfants, les prisonniers vivaient dans le présent immédiat. [...] Ne savoir que ce que ceux qui commandent vous autorisent à savoir est la condition du petit enfant, ou de l'esclave.1
1 Souligné par SM.
Bernard Maris, Houellebecq économiste – Chapitre 2 : L'entreprise et la destruction créatrice ou Joseph Schumpeter, page 66.

Bernard Maris, Houellebecq économiste (3)

La compétition économique est une métaphore de la maîtrise de l'espace et du temps. Elle exprime la lutte contre la rareté, la rareté étant l'essence du problème économique. Quand il y a abondance, il n'y a pas d'économie ; c'est pourquoi les marxistes ont toujours recherché l'abondance, le retour au paradis, a la prise au tas.
Bernard Maris, Houellebecq économiste – Chapitre premier : Le règne absolu des individus ou Alfred Marshall, page 46.

Bernard Maris, Houellebecq économiste (2)

On doit craindre les économistes. Car l'économie est plus qu'une élucubration métaphysique ; elle est une morale de fer. Tu dois agir rationellement dans un calcul coûts-bénéfices ; tu dois être intéressé ; tu dois aimer l'argent ; tu dois monétiser ta vie, tes choix, tes envies. Tu dois être rationnel et intéressé. Et même si tu es désintéressé, c'est que tu es intéressé. Car tu cherches implicitement des profits monétaires ou symboliques de ton désintéressement. Tu es altruiste ? C'est que tu es rationnel et égoïste dans ta générosite qui te procurera quelques avantages. [...] Tu te pends ? Tu as calculé que ta vie ne valait plus rien et as économisé pour une corde. Coûts, avantages. Égoïste, altruiste ? Il est parfois moins coûteux pour toi d'être altruiste.
Bernard Maris, Houellebecq économiste – Chapitre premier : Le règne absolu des individus ou Alfred Marshall, page 45.

15 mai 2015

Bernard Maris, Houellebecq économiste (1)

Partant de cette découverte, il suffisait de décliner les majeures des autres romans : Extension du domaine de la lutte parlait du libéralisme et de la compétition, Les particules élementaires du règne de l'individualisme absolu et du consumérisme, Plateforme de l'utile et de l'inutile et de l'offre et de la demande du sexe, La possibilite d'une île de la société post-capitalisme ayant réalisé le fantasme des "kids definitifs" que sont les consommateurs, la vie eternelle. Et chaque roman reprenait le refrain des autres : la compétition perverse, la servitude volontaire, la peur, l'envie, le progrès, la solitude, l'adolescence, etc., etc. Non seulement reprenait, mais renvoyait nommément aux grands économistes – Schumpeter, Keynes, Marshall, Marx, Malthus–, ou aux grands penseurs – Fourier, Proudhon, Orwell, William Morris.
Le programme allait de lui-même : 1) le règne des individues, 2) l'entreprise, 3) les consommateurs insatiables, 4) l'art et le travail, et enfin, 5) la véritable fin de l'histoire et la fin de l'espèce, autrement dit l'au-delà du capitaslisme.
Bernard Maris, Houellebecq économiste – Prologue: Qui se souviendra des economistes ?, page 25.

9 mai 2015

Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques (18) : De la nature (mer, montagne, forêt)

Au surplus, les charmes que je reconnais à la mer nous sont aujourd'hui refusés. Comme un animal veillissant dont la carapace s'épaissit, formant autour de son corps une croute impérmeable qui ne permet plus à l'épiderme de respirer et accélère ainsi le progrés de sa senescence, la plupart des pays européens laissent leurs côtes s'obstruer de villas, d'hôtels et de casinos. Au lieu que le littoral ébauche, comme autrefois, une image anticipée des solitudes océaniques, il devient une sorte de fronts oì les hommes mobilisent périodiquement toutes leurs forces, pour donner l'assaut à une liberté dont ils démentent l'attrait par les conditions dans lesquelles ils acceptent de se la ravir. Les plages, où la mer nous offrait les fruits d'une agitation millénaires, étonnante galerie où la nature se classait toujours à l'avant-garde, sous le piétinement des foules ne servait plus guère qu'à la disposition et à l'exposition des rebuts.
Je préfère donc la montagne à la mer, et pendant des années, ce goût a revêtu la forme d'un amour jaloux. Ja haissais ceux qui partageaient ma prédilection, puisqu'ils menaçaient cette solitude à quoi j'attachais tant de prix ; et je méprisais les autres, pour qui la montagne signifiait surtout des fatigues excessives et un horizon bouché, donc incapables d'éprouver les emotions qu'elle suscitait en moi. Il eût fallu que la société entière confessât la supériorité des montagnes, et m'en reconnût la possession exclusive. J'ajoute que cette passion ne s'appliquait pas à la haute montagne ; celle-ci m'avait déçu par le caractère ambigu des joies pourtant indiscutables qu'elle apporte : intensement physique et même organique, quand on considère l'effort à accomplir, mais cependant formel et presque abstrait dans la mesure où l'attention captivée par des tâches trop savantes se laisse, en pleine nature, enfermer dans des préoccupations qui relèvent de la mécanique et de la géometrie. J'aimais cette montagne [...] ; et surtout, la zone comprise entre 140 et 2200 mètres : trop moyenne encore pour appauvrir le paysage ainsi qu'elle faisait plus haut, l'altitude y semble provoquer la nature à une vie plus heurtée et plus ardente, en même temps qu'elle décourage les cultures. Sur ces hauts balcons, elle préserve le spectacle d'une terre moins domestiquée que celles des vallées et telle qu'on se plaît – faussement sans doute – à imaginer que l'homme a pu la connaître à ses débuts.
Si la mer offre à mon regard un paysage délayé, la montagne m'apparaît comme un monde concentré. Elle l'est au sens propre, puisque la terre plissée et pliée y rassemble plus de surface pour une même étendue. Les promesses de cet univers plus dense sont aussi plus lentes à s'épuiser ; le climat instable qui y règne et les différences dues à l'altitude, à l'exposition et à la nature du sol, favorisent les oppositions tranchées entre les versants et les niveaux, ainsi qu'entre les saisons. Je n'étais pas, comme tant de gens, déprimé par le séjour dans une vallée étroite où les pentes, en raison de leur proximité, prennent un aspect de muraille et ne laissent apercevoir qu'un fragment de ciel que le soleil franchit en quelques heures ; bien au contraire. Il me semblait que ce paysage debout était vivant. Au lieu de se soumettre passivement à ma contemplation, à la manière d'un tableau dont il est possible d'appréhender les détails à distance et sans y mettre du sien, il m'invitait à une sorte de dialogue où nous devrions, lui et moi, fournir le meilleur de nous-mêmes. L'effort physique que je dépensais à la parcourir était quelque chose que je cédais, et par quoi son être me devenait présent. Rebelle et provocant à la fois, me dérobant toujours une moitié de moi-même mais pour renouveler l'autre par la perspective complémentaire qui accompagne l'ascension ou la descente, le paysage de montagne s'unissait à moi dans une sorte de danse que j'avais le sentiment de conduire d'autant plus librement que j'avais mieux réussi à pénétrer les grandes vérités qui l'inspiraient.
Et pourtant, aujourd'hui, je suis bien obligé de le reconnaître : sans que je me sente changé, cet amour de la montagne se déprend de moi comme un flot reculant sur le sable. Mes pensées sont restées les mêmes, c'est la montagne qui me quitte. Des joies toutes pareilles me deviennent moins sensibles pour les avoir trop longtemps et trop intensément recherchées. Sur ces itinéraires souvent suivis, même la surprise est devenue familière ; je ne grimpe plus dans les fougères et les rochers, mais parmi les fantômes de mes souvenirs. Ceux perdent doublement leur attrait ; d'abord en raison d'un usage qui les a vidés de leur nouveauté ; et surtout, parce qu'un plaisir un peu plus émoussé chaque fois est obtenu au prix d'un effort qui s'accroît avec les années. Je vieillis, rien ne m'en avertit sinon cette usure aux angles, jadis vifs, de mes projets et de mes entreprises. Je suis encore capable de les répéter ; mais il ne dépend plus de moi que leur accomplissement m'apporte la satisfaction qu'ils m'avaient si souvent et fidèlement procurée.
C'est la forêt, maintenant, qui m'attire. Je lui trouve les mêmes charmes qu'à la montagne, mais sous une forme plus paisible et plus accueillante. D'avoir tant parcouru les savanes désertiques du Brésil central a redonné son charme à cette nature agreste qu'on aimaient les anciens : la jeune herbe, les fleurs et la fraîcheur humide des halliers. Dès lors, il ne m'était plus possible de conserver aux Cévennes pierreuses le même amour intransigeant ; je comprenais que l'enthousiasme de ma génération pour la Provence était une ruse, dont nous étions devenus les victimes après en avoir été les auteurs. Pour découvrir - joie suprême que notre civilisation nous retirait – nous sacrifiions à la nouveauté l'objet qui doit la justifier. Cette nature avait été négligée tant qu'il était loisir de se repaître d'une autre. Privés de la plus gracieuse, il nous fallait réduire nos ambitions à la mesure de celle qui restait disponible, glorifier la sècheresse et la dureté, puisque ces formes seules nous étaient offertes désormais.
Mais, dans cette marche forcée, nous avions oubliée la forêt. Aussi dense que nos villes, elle était peuplée par d'autres êtres formant une société qui nous avait plus sûrement tenus à l'écart que les déserts ou nous avancions follement : que ce soient les hautes cîmes ou les garrigues ensoleillées. Une collectivité d'arbres et de plantes éloigne l'homme, s'empresse de recouvrir les traces de son passage. Souvent difficile à pénétrer, la forêt réclame de celui qui s'y enfonce ces concessions que, de façon plus brutale, la montagne exige du marcheur. Moins étendu que celui des grandes chaînes, son horizon vite clos enferme un univers réduit, qui isole aussi complètement que les échappées désertiques. Un monde d'herbes et de fleurs, de champignons et d'insectes y poursuit librement une vie indépendante, à laquelle il dépend de notre patience et de notre humilité d'être admis. Quelques dizaines de mètres de forêt suffisent pour abolir le monde extérieur, un univers fait place à un autre, moins complaisant à la vue, mais où l'ouïe et l'odorat, ces sens plus proches de l'âme, trouvent leur compte. Des biens que l'on croyait disparus renaissent : le silence, la fraîcheur et la paix. L'intimité avec le monde végétal concède ce que la mer maintenant nous refuse, et ce dont la montagne fait payer trop chèrement le prix. [...]
Vu du dehors, la forêt amazonienne semble un amas de bulles figées, un entassement vertical de boursuflures vertes ; on dirait qu'un trouble pathologique a uniformément affligé le paysage fluvial. Mais quand on crève la pellicule et qu'on passe au-dedans, tout change : vue de l'intérieur, cette masse confuse devient un univers monumental. La forêt cesse d'être un désordre terrestre ; on la pendrait pour un nouvel ordre planétaire, aussi riche que le nôtre et qui l'aurait remplacé.
Dès que l'œil s'est habitué à reconnaître ces plans rapprochés et que l'esprit a pu surmonter la première impression d'écrasement, un système compliqué se dégage. On distingue des étages surperposés qui, malgré les ruptures de niveau et les brouillages intermittents, reproduisent la même construction : d'abord la cîme des plantes et des herbes qui s'arrêtent à hauteur d'homme ; au-dessus, les troncs pâles des arbres et les lianes jouissant brièvement d'un espace libre de toute végétation ; un peu plus haut, ces troncs disparaissent, masqués par le feuillage des arbustes où la floraison écarlate des bananiers sauvages, les pacova ; les troncs rejaillissent un instant de cette écume pour se perdre à nouveau dans la frondaison des palmiers ; ils en sortent à un point plus élevé encore où se détachent leurs premières branches horizontales, dépourvues de feuilles mais surchargées de plantes épiphytes - orchidées ou bromeliacées – comme les navires de leur gréement ; et c'est presque hors d'atteinte pour la vue que cet univers se clôt par de vastes coupoles, tantôt vertes et tantôt effeuillées, mais alors recouvertes de fleurs blanches, jaunes, orangées, pourpres ou mauves ; le spectateur européen s'émerveille d'y reconnaître la fraîcheur de ses printemps, mais à une échelle si disporportionnée que le majestueux épanouissement des flambées automnales s'impose à lui comme seul terme de comparaison.
À ces étages aériens en répondent d'autres, sous les pas même du voyageur. Car ce serait une illusion de croire que l'on marche sur le sol, enfoui sous un enchevêtrement instable de racines, de surgeons, de touffes et de mousses ; chaque fois que le pied manque un point ferme, on risque la chute, dans des profondeurs parfois déconcertantes.
Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques. Chapitre : Tupi-Kawahib, pages 405-409.

6 mai 2015

Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques (17) : Du rapport entre consentement, servitude et pouvoir

Le consentement est à la fois l'origine et la limite du pouvoir. Des relations en apparence unilatérales, telles qu'elles s'expriment dans la gérontocratie, l'autocratie ou toute autre forme de gouvernement, peuvent se constituer dans des groupes de structure déjà complexe. Elles sont inconcevables dans des formes simples d'organisation sociale, telle qu'on a essayé de décrire ici. Dans ce cas, au contraire, les relations politiques se ramènent à une sorte d'arbritrage entre, d'une part, les talents et l'autorité du chef, de l'autre, le volume, la cohérence et la bonne volonté du groupe ; tous ces facteurs exercent les uns sur les autres une influence reciproque. [...]
Une seconde remarque découle des considérations précédentes : le consentement est le fondement psychologique du pouvoir, mais dans la vie quotidienne il s'exprime par un jeu de prestations et de contre-prestations qui se déroulent entre le chef et ses compagnons, et qui fait de la notion de reciprocité un autre attribut fondamental du pouvoir. Le chef a le pouvoir, mais il doit être généreux. Il a des devoirs, mais il peut obtenir plusieurs femmes. Entre lui et le groupe s'établit un équilibre perpétuellement renouvelé de prestations et de privilèges, de servitudes et d'obligations (cf. le régime national d'assurance comme retour à la nature fondamentale de l'organisation sociale et politique).
Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques. Chapitre : Nambikwara, pages 374/375.

Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques (16) : De l'écriture

Encore tourmenté par cet incident ridicule, je dormis mal et trompai l'insomnie en me remémorant la scène des échanges. L'écriture avait donc fait son apparition chez les Nambikwara ; mais non point comme on aurait pu l'imaginer, au terme d'un apprentissage laborieux. Son symbole avait été emprunté tandis que sa réalité demeurait étrangère. Et cela, en vue d'une fin sociologique plutôt qu'intellectuelle. Il ne s'agissait pas de connaître, retenir ou comprendre, mais d'accroître le prestige et l'autorité d'un individu – ou d'une fonction – aux dépens d'autrui. Un indigène encore à l'âge de pierre avait deviné que le grand moyen de comprendre, à defaut de le comprendre, pouvait au moins servir à d'autres fins. Après tout, pendant des millénaires et même aujourd'hui dans une grande partie du monde, l'écriture existe comme institution dans des sociétés dont les membres, en immense majorité, n'en possèdent pas le maniement. Les villages où j'ai séjourné dans les collines de Chitagong au Pakistan Oriental sont peuplées d'illétrés ; chacun cependant a son scribe qui remplit sa fonction auprès des individus et de la collectivités. Tous connaissent l'écriture et l'utilise au besoin, mais du dehors comme un médiateur étranger avec lequel ils communiquent par des méthodes orales. Or, le scribe est rarement un fonctionnaire ou un employé du groupe : sa science s'accompagne de puissance, tant et si bien que le même individu réunit souvent les fonctions de scribe et d'usurier, non point seulement qu'il ait besoin de lire et d'écrire pour exercer son industrie ; mais parce qu'il se trouve aussi, à double titre, être celui qui a prise sur les autres.
C'et une chose étrange que l'écriture. Il semblerait que son apparition n'eût pu manquer de déterminer des changements profonds dans les conditions d'existence de l'humanité ; et que ces transformations dussent surtout être de nature intellectuelle. La possession de l'écriture multiplie prodigieusement l'aptitude des hommes à préserver les connaissances. On la concevrait volontiers comme une mémoire artificielle, dont le développement devrait s'accompagner d'une meilleure conscience du passé, donc d'une plus grande capacité à organiser le présent et l'avenir. Après avoir éliminé tous les critères pour distinguer la barbarie de la civilisaton, on aimerait au moins retenir celui-la : peuples avec ou sans écriture, les uns capables de cumuler les acquisitions anciennes en progressant de plus en plus vite vers le but qu'ils se sont assignés, tandis que les autres, impuissants à retenir le passé au-delà de cette frange que la mémoire individuelle suffit à fixer, resteraient prisonniers d'une histoire fluctuante à laquelle manquerait toujours une origine et la conscience durable du projet.
Pourtant, rien de ce que nous savons de l'écriture et de son rôle dans l'évolution ne justifie une telle conception. Une des phases les plus créatrices de l'histoire de l'humanité se place pendant l'avènement du néolithique : responsable de l'agriculture, de la domestication des animaux et d'autres arts. Pour y parvenir, il a fallu que, pendant des millénaires, de petites collectivités humaines observent, expérimentent et transmettent le fruit de leurs reflexions. Cette immense entreprise s'est déroulée avec une rigueur et une continuité attestée par le succès, alors que l'écriture était encore méconnue. Si celle-ci est apparue entre le IIIème et IVeme millénaire avant notre ère, on doit voir en elle déjà un résultat lointain (et sans doute indirect) de la révolution néolithique, mais nullement sa condition. A quelle grande innovation est-elle liée ? Sur le plan de la technique, on ne peut guère citer que l'architecture. Mais celle des Egyptiens ou des Sumériens n'étaient pas superieures aux ouvrages de certains Américains qui ignoraient l'écriture au moment de la découverte. Inversement, depuis l'invention de l'écriture jusqu'à la naissance de la science moderne, le monde occidental a vécu quelques cinq mille années pendant lesquelles ses connaissances ont fluctué plus qu'elles ne se sont accrues. On a souvent remarqué qu'entre le genre de vie d'un citoyen grec ou romain et celui d'un bourgeois européen du XVIIIème siècle, il n'y avait pas grande différence. Au néolithique, l'humanité a accompli des pas de géant sans le secours de l'écriture ; avec elle, les civilisations historiques de l'Occident ont longtemps stagné. Sans doute concevrait-on mal l'épanouissement scientifique du XIXème et du XXème siècle sans écriture. Mais cette condition nécessaire n'est certainement pas suffisante pour l'expliquer. Si l'on veut mettre en corrélation l'apparition de l'écriture avec certains traits caractéristiques de la civilisation, il faut chercher dans une autre direction. Le seul phénomène qui l'ait fidèlement accompagnée est la formation des cités et des empires, c'est-à-dire l'intégration dans un système politique d'un nombre considérable d'individus et leur hiérarchisation en castes et en classes. Telle est, en tout cas, l'évolution typique à laquelle on assiste, depuis l'Egypte jusqu'à la Chine, au moment où l'écriture fait son début : elle paraît favoriser l'exploitation des hommes avant leur illumination. Cette exploitation, qui permettait de rassembler des milliers de travailleurs pour les astreindre à des tâches exténuantes, rend mieux compte de la naissance de l'architecture que la relation directe envisagée tout l'heure. Si mon hypothèse est exacte, il faut admettre que la fonction primaire de la communication écrite est de faciliter l'asservissement. L'emploi de l'écriture à des fins desintéressées, en vue de tirer des satisfactions intellectuelles et esthétiques, est un résultat secondaire, si même il ne se réduit pas le plus souvent à un moyen pour renforcer, justifier ou dissimuler l'autre. [...]
Regardons plus près de nous : l'action systèmatique des États européens en faveur de l'instruction obligatoire, qui se développe au cours du XIXème siècle, va de pair avec l'extension du service militaire et la prolétarisation. La lutte contre l'analphabétisme se confond ainsi avec le renforcement du contrôle des citoyens pas le Pouvoir. Car il faut que tous sachent lire pour que ce-dernier puisse dire : nul n'est censé ignorer la loi.
Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques. Chapitre : Nambikwara, pages 352-355.

5 mai 2015

Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques (15) : Du rapport entre morts et vivants

[...] la représentation qu'une société se fait du rapport entre les vivants et les morts se réduit à un effort pour cacher, embellir ou justifier, sur le plan de la pensée religieuse, les relations réelles qui prévalent entre les vivants.
Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques. Chapitre : Bororo, pages 284.

3 mai 2015

Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques (14) : Du rapport entre densité et servitude

Ce problème du nombre, l'Inde s'y est attaqué il y a quelques trois mille ans en cherchant, avec le système de castes, un moyen de transformer la quantité en qualité, c'est-à-dire de différencier les groupements humains pour leur permettre de vivre côte à côte. Elle avait même conçu le problème en termes plus vastes : l'élargisssant, au-delà de l'homme, à toutes les formes de la vie. La règle végéterienne s'inspire du même souci que le régime des castes, à savoir d'empêcher les groupements sociaux et les espèces animales d'empiéter les uns sur les autres, de réserver à chacun une liberté qui soit propre grâce au renoncement par les uns à l'exercice d'une liberté antagoniste. Il est tragique pour l'homme que cette grande expérience ait exchoué, je veux dire qu'au cours de l'histoire les castes n'aient pas réussi à atteindre un état où elles seraient demeurées égales parce que différentes – égales en ce sens qu'elles eussent été incommensurables – et que se soit introduite parmi elles cette dose perfide d'homogénéité qui permettait la comparaison, et donc la création d'une hiérarchie. Car si les hommes peuvent parvenir à coexister à condition de se reconnaître tous autant hommes, mais autrement, ils le peuvent aussi en se refusant les uns aux autres un degré comparable d'humanité, et donc en se subordonnant.
Ce grand échec de l'Inde apporte un enseignement : en devenant trop nombreuse et malgré le génie de ses penseurs, une société ne se perpétue qu'en créant la servitude. Lorsque les hommes commencent à se sentir à l'etroit dans leurs espaces géographique, social et mental, une solution simple risque de les séduire : celle qui consiste à refuser la qualité humaine à une partie de l'espèce. Pour quelques dizaines d'années, les autres retrouveront les coudées franches. Ensuite, il faudra procéder à une nouvelle expulsion. Dans cette lumière, les événements dont l'Europe a été depuis vingt ans le théâtre, résumant un siècle au cours duquel son chiffre de population a doublé, ne peuvent plus m'apparaître comme le résultat d'une abberation d'un peuple, d'une doctrine ou d'un groupe d'hommes. J'y vois plutôt un signe annonciateur d'une évolution vers le monde fini, dont l'Asie du Sud a fait l'expérience un millénaire ou deux avant nous et dont, à moins de grandes décisions, nous ne parviendrons peut-être pas à nous affranchir. Car cette dévalorisation systèmatique de l'homme par l'homme se répand, et ce serait trop d'hypocrisie et d'inconscience que d'écarter le problème par l'excuse d'une contamination momentanée. Ce qui m'effraie en Asie, c'est l'image de notre futur, par elle anticipée. Avec l'Amérique indienne, je chérie le reflet, fugitif même là-bas, d'une ère ou l'espèce était à la mesure de son univers et où persitait un rapport adéquat entre l'exercice de la liberté et ses signes.
Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques. Chapitre : La Terre et Les Hommes, pages 170/171.

Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques (13) : Du rapport entre les croyances et les formes d'existence

Il faut beaucoup de naïveté ou de mauvaise foi pour penser que les hommes choisissent leurs croyances indépendemment de leur condition. Loin que les systèmes politiques déterminent la forme d'existence sociale, ce sont les formes d'existence qui donnent un sens aux idéologies qui les expriment : ces signes ne constituent un langage qu'en présence des objets auxquels ils se rapportent.
Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques. Chapitre : La Terre et Les Hommes, page 169.

Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques (12) : Du rapport entre la liberté et l'espace géographique

C'est dans ces régions où la densité de population dépasse parfois mille au kilomètre carré, que j'ai pleinement mesuré le privilège historique encore dévolu à l'Amérique tropicale (et jusqu'à un certain point l'Amérique tout entière) d'être absolument ou relativement vide d'hommes. La liberté n'est ni une invention juridique ni un trésor philosophique, propriété chérie plus digne que d'autres parce qu'elle seule saurait la produire ou la préserver. Elle resulte d'une relation objective entre l'individu et l'espace qu'il occupe, entre le consommateur et les ressources dont il dispose. Encore n'est-il pas sûr que ceci compense cela, et qu'une société riche mais trop dense ne s'empoisonne pas de cette densité, comme ces parasites de la farine qui réussissent à s'exterminer à distance par leurs toxines, avant même que la matière nutritive ne fasse défaut.
Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques. Chapitre : La Terre et Les Hommes, page 169.

Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques (11) : Des bazars d'Orient

D'un bazar oriental, on connaît tout avant de l'avoir visité, hors deux choses : la densité humaine et la saleté. Ni l'une ni l'autre ne sont imaginables, il faut l'expérience pour les éprouver. Car, d'un seul coup, cette expérience réstitue une dimension fondamentale. Cet air piqué de noir par les mouches, ce grouillement, on reconnaît en eux un cadre naturel à l'homme, celui dans lequel, depuis Ur en Chaldee jusqu'au Paris de Philippe le Bel en passant par la Rome impériale, ce que nous nommons civilisation s'est lentement sécrétée.
J'ai couru tous les marches à Calcutta, le nouveau et les anciens : Bombay bazar à Karachi : ceux de Dehli et ceux d'Agra: Sadar et Kunari : Dacca, qui est une succession de soukhs où vivent des familles, blotties dans les interstice des boutiques et des ateliers : Riazuddin Bazar et Khatunganj à Chittagong : tous ceux des portes de Lahore : Anarkali Bazar, Dehli, Shah, Almi, Akkari : et Sadr, Dabgari, Sirki, Bajori, Ganj, Kalan à Peshawar. Dans les foires campagnardes de la passe de Khaiber à la frontière afghane et dans celle de Rangmati, aux portes de la Birmanie, j'ai visité les marches aux fruits et aux légumes, amoncellement d'aubergines et d'oignons roses, de grenades éclatées dans une odeur entêtante de goyave : ceux des fleuristes, qui enguirlandent les roses et le jasmin de clinquant et de cheveux d'ange ; les étalages de marchands de fruits secs, tas fauves et bruns sur fond de papier d'argent ; j'ai regardé, j'ai respiré les épices et les currys, pyramides de poudre rouge, orange et jaune ; montagne de piments, irradiant une odeur suraiguë d'abricot sec et de lavande, à defaillir de volupté ; j'ai vu les rôtisseurs, bouilleurs de lait caillé, fabricant de crêpes : nan ou chapati ; les vendeurs de thé et de limonade, les marchands en gros de dattes agglomérées en gluants monticules de pulpe et de noyaux évoquant les déjections de quelque dinausore ; les pâtissiers que l'on prendrait plutôt pour des marchands de mouches collées sur des présentoirs en gâteau ; les chaudronniers, perceptibles à l'oreille cent mètres à l'avance par le roulement sonore de leurs masses ; les vanniers et cordiers aux pailles blondes et vertes ; les chapeliers, alignant les cônes dorés des kallas, pareils aux mitres des rois sassanides, entre les écharpes à turban ; les boutiques de textiles où flottent les pièces fraîchement teintes en bleu ou en jaune, et les foulards safran et rose tissés en soie artificielle dans le style de Boukhara ; les ébenistes, sculpteurs et laqueurs de bois de lits ; les rémouleurs tirant sur la ficelle de leur meule ; la foire à la ferraille, isolée et maussade ; les marchands de tabac aux piles de feuilles blondes alternant avec la mélasse rousse du tombak, près des tuyaux de chilam disposés en faisceaux ; ceux de sandales, rangées par centaines comme des bouteilles dans un chai ; les marchands de bracelets – bangles – tripes de verre aux tons bleus et roses s'effondrant en tous sens et comme échapées d'un corps éventré ; les échoppes de potiers où s'alignent les vases de chilam, oblongs et vernissés, les jarres d'argile micacée et celles peintes en brun, blanc et rouge sur un fond de terre fauve avec des ornements vermicelles, les fourneaux de chilam enfilés en grappes, comme des chapelets. Les marchands de farine qui tamisent à longueur de journée ; les orfèvres pesant dans des balances des menus fragments de galon précieux, aux devantures moins étincelantes que celles des ferblantiers voisins ; les imprimeurs de tissus, frappant les cotonnades blanches d'un geste léger et monotone qui laisse une délicate empreinte colorée ; les forgerons en plein vent : univers grouillant et ordonné au-dessus duquel frémissent, comme des arbres agités par la brise, les gaules herissées des moulinets multicolores destinés aux enfants.
Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques. Chapitre : La Terre et Les Hommes, pages 164/165.

Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques (10) : De l'Islam et de son rapport au monde

On a besoin de peu pour exister : peu d'espace, peu de nourriture, peu de joie, peu d'ustensiles ou d'outils ; c'est la vie dans un mouchoir de poche. En revanche, il semble y avoir beaucoup d'âme. On le sent à l'animation de la rue, à l'intensité des regards, à la virulence de la moindre discussion ; à la courtoisie des sourires qui marquent le passage de l'étranger, accompagné souvent, en pays musulman, d'un salaam la main portée au front. Comment interpréter autrement l'aisance avec laquelle ces gens prennent place dans le cosmos ? Voilà bien la civilisation du tapis de prière qui représente le monde, ou du carré dessiné sur le sol qui définit un lieu de culte. Ils sont là, en pleine rue, chacun dans l'univers de son petit étalage et vaquant placidement à son industrie au milieu des mouches, des passants et du vacarme : barbiers, scribes, coiffeurs, artisans. Pour pouvoir résister, il faut un lien très fort, très personnel avec le surnaturel, et c'est là que réside peut-être un des secrets de l'Islam et des autres cultes de cette région du monde, que chacun se sente constamment en présence de son Dieu.
Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques. Chapitre : La Terre et Les Hommes, pages 160/161.

2 mai 2015

Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques (9) : De la nature sauvage

Le voyageur européen est déconcerté par ce paysage qui ne rentre dans aucune de ses catégories traditionnelles. Nous ignorons la nature vierge, notre paysage est ostensiblement asservi à l'homme ; parfois, il nous paraît sauvage, non point qu'il soit réellement tel, mais parce que les échanges se sont produits sur un rythme plus lent (comme en forêt) ou encore – dans les montagnes – parce que les problèmes posés étaient si complexes que l'homme, au lieu de leur donner une réponse systématique, a réagi au cours des siècles par une multitude de démarches de détail ; les solutions d'ensemble qui les résument, jamais nettement voulues ou pensées comme telles, lui apparaissent du dehors avec un caractère primitif. On les prend pour une sauvagerie authentique du paysage, alors qu'elles résultent d'un enchaînement d'initiatives et de décisions inconscientes. Mais les plus rudes paysages d'Europe offrent une ordonnance, dont Poussin a été l'incomparable interprète. Allez en montagne : remarquez le contraste entre les pentes arides et les forêts ; l'étagement de celle-ci au-dessus des prairies, la diversité des nuances dues à la prédominance de telle ou telle essence végétale selon l'exposition ou le versant – il faut avoir voyagé en Amérique pour savoir que cette harmonie sublime, loin d'être une expression spontanée de la nature, provient d'accords longuement recherchés au cours d'une collaboration entre le site et l'homme. Celui-ci admire naïvement les traces de ses entreprises passées.
Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques. Chapitre : Le Nouveau Monde, pages 102/103.

Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques (8) : De la forêt tropicale

Cette forêt diffère de la nôtre par le contraste entre le feuillage et les troncs. Celui-ci est plus sombre, ses nuances de vert évoquent le minéral plutôt que le végétal et, dans le premier règne, le jade et la tourmaline davantage encore que l'émeraude et le peridot. Au contraire, les troncs, blancs ou grisâres, se silhouettent comme des ossements sur le fond obscur du feuillage. Trop près de la paroi pour considérer l'ensemble, j'examinais surtout les détails. Des plantes plus copieuses que celles d'Europe dressent des tiges et des feuilles qui semblent découpées dans le métal, tant leur port est assuré et tant leur forme pleine de sens paraît à l'abri des épreuves du temps. Vue de dehors, cette nature est d'un autre ordre que la nôtre ; elle manifeste un degré supérieur de présence et de permanence. Comme les paysages exotique d'Henri Rousseau, ses êtres atteignent à la dignité d'objets.
Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques. Chapitre : Le Nouveau Monde, page 100.

Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques (7) : De l'architecture urbaine, du voyage

Plus légèrement vêtu que de coutume et foulant les méandres ondulés d'un revêtement en mosaïque blanche et noire, je perçois, dans ces rues étroites et ombreuses qui coupent l'avenue principale, une ambiance particulière ; le passage est moins marqué qu'en Europe entre les demeures et la chaussée ; les magasins, malgré le luxe de leur devanture, prolongent l'étalage jusque dans la rue ; on ne prête guère attention si l'on est dehors ou dedans. En verité, la rue n'est plus seulement un endroit ou l'on passe ; c'est un lieu où on se tient. Vivante et paisible en même temps, plus animée et mieux protégée que les nôtres, je retrouve le terme de comparaison qu'elle m'inspire. Car les changements d'hémisphère, de continent et de climat n'ont guère, pour le moment, fait autre chose que de rendre superflue la mince couverture vitrée qui, en Europe, établit artificieusement des conditions identiques : Rio paraît d'abord reconstituer à l'air libre les Gallerias de Milan, la Gallerij d'Amsterdam, le passage des Panoramas ou la hall de la gare Saint-Lazare. On conçoit généralement les voyages comme un déplacement dans l'espace. C'est peu. Un voyage s'inscrit simultanèment dans l'espace, dans le temps, et dans la hiérarchie sociale. Chaque impression n'est définissable qu'en la rapportant solidairment à ces trois axes, et comme l'espace possède à lui seul trois dimensions, il en faudrait au moins cinq pour se faire du voyage un représentation adéquate.
Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques. Chapitre : Le Nouveau Monde, page 92.

Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques (6)

Pendant ce temps, derrière les célèstes récifs obstruant l'occident, le soleil évoluait lentement ; à chaque progrès de sa chute, quelqu'un de ses rayons crevait la masse opaque où se frayait un passage par des voies dont le tracé, à l'instant où le rayon jaillissait, découpait l'obstacle en un empilage de secteurs circulaires, différents par la taille et par l'intensité lumineuse. Par moments, la lumière se résorbait comme un poing qui se ferme et le manchon nébuleux n'en laissait plus percer qu'un ou deux étincelants et raidis. Ou bien un poulpe incandescent s'avançait hors des grottes vaporeuses, précédant une nouvelle retraction.
Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques. Chapitre : feuille de route, page 70.

Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques (5) : De l'aventure et de l'exploration

Qui ne voit à quel point cette "quête du pouvoir" se trouve remise en honneur dans la société française contemporaine sous la forme naïve du rapport entre le public et "ses" explorateurs ? Des l'âge de la puberté aussi, nos adolescents trouvent licence d'obéir aux stimulations auxquelles tout les soumet depuis la petite enfance, et de franchir, d'une manière quelconque, l'emprise momentanée de leur civilsation. Ce peut être en hauteur, par l'ascension de quelque montagne ; ou en profondeur, en descendant dans les abîmes ; horizontalement aussi, si l'on s'avanc au cœur de régions lointaines. Enfin, la démesure cherchée peut être d'ordre moral comme chez ceux qui se placent volontairement dans des situations si difficiles que les connaissances actuelles semblent exclure toute possibilité de survie. Vis-à-vis des résultats qu'on voudrait appeler rationnels de ces aventures, la société affiche une indifférence totale. Il ne s'agit ni de découverte scientifique, ni d'enrichissement poétique et littéraire, les témoignages étant souvent d'un pauvreté choquante. C'est le fait de la tentative qui compte et non pas son objet. Comme dans notre exemple indigène, le jeune homme qui , pendant quelques semaines ou quelques mois, s'est isolé du groupe pour s'exposer (tantôt avec conviction et sincérité, tantôt au contraire avec prudence et roublardise, mais les sociétés indigènes connaissent aussi ces nuances) à une situation excessive, revient nanti d'un pouvoir, lequel s'exprime chez nous par les articles de presse, les gros tirages et les conférences à bureau fermé, mais dont le caractère magique est attesté par le processus d'automystification du groupe par lui-même qui explique le phénomène dans tous les cas. Car ces primitifs à qui il suffit de rendre visite pour en revenir sanctifiés, ces cîmes glacées, ces grottes et ces forêts profondes, temples de hautes et profitables révélations, ce sont, à des titres divers, les ennemis d'une sociétés qui se joue à elle-même la comédie de les anoblir au moment où elle achève de les supprimer, mais qui n'éprouvait pour eux qu'effroi et dégoût quand ils étaient des adversaires véritables.
Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques. Chapitre : La fin des voyages, page 41.

1 mai 2015

Le Flambeau Dans l'Oreille (39): Enregistrements de Nirvana du concert de Toulouse, 1994 [In Utero Tour]

Wow... retrouvé des enregistrements du concert de Nirvana à Toulouse, vu tout juste deux mois avant la mort de Kurt Cobain lors de la tournée européenne du In Utero Tour...
Setlist : Radio Friendly Unit Shifter, Drain You, Breed, Serve the Servants, Come as You Are, Smells Like Teen Spirit, Sliver, Dumb, In Bloom, About a Girl, Lithium, Pennyroyal Tea, School, Polly, Very Ape, Lounge Act, Rape Me, Territorial Pissings.
Rappel : Jesus Doesn't Want Me for a Sunbeam (The Vaselines cover), All Apologies, On a Plain, Scentless Apprentice, Heart-Shaped Box.

Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques (4) : De la norme sociale

Dira-t-on que, pour ces indigènes, il n'y a rien à attendre de la société ? Institutions et coûtumes leur semblent pareilles à un mécanisme dont le fonctionnement monotone ne laisse pas de jeu au hasard, à la chance ou au talent. Le seul moyen de forcer le sort serait de se risquer sur ces franges périlleuses ou les normes sociales cessent d'avoir un sens en même temps que s'évanouissent les garanties et les exigences du groupe : aller jusqu'aux frontières du territoire policé, jusqu'aux limites de la résistance physiologique ou de la souffrance physique et morale. Car c'est sur cette bordure instable qu'on s'expose soit à tomber de l'autre côté pour ne plus revenir, soit au contraire à capter, dans l'immense océan de forces inexploitées qui entoure une humanité bien réglée, une provision personnelle de puissance grâce à quoi un ordre social autrement immuable sera revoqué en faveur du risque-tout.
Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques. Chapitre : La fin des voyages, page 39.

Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques (3) : De l'exostisme

On risquait jadis sa vie dans les Indes ou aux Amériques pour rapporter des biens qui nous paraissent aujourd'hui dérisoires : bois de braise (d'où Brésil) ; teinture rouge, ou poivre dont, au temps d'Henri IV, on avait à ce point la folie que la Cour en mettait dans des bonbonnières des grains à croquer. Ces secousses visuelles ou olfactives, cette joyeuse chaleur pour les yeux, cette brûlure exquise pour la langue, ajoutaient un nouveau registre au clavier sensoriel d'une civilisation qui ne s'était pas douté de sa fadeur. Dirons-nous alors que, par un double renversement, nos modernes Marco Polo rapportent de ces mêmes terres, cette fois sous forme de photographies, de livres et de récits, les épices morales dont notre société éprouve un besoin plus aigu en se sentant sombrer dans l'ennui ?
Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques. Chapitre : La fin des voyages, page 37.

Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques (2): De la destruction de la planète

Aujourd'hui où des îles polynésiennes noyées de béton sont trasformées en porte-avions pesamment ancrés au fond des mers du Sud, où l'Asie tout entière prend le visage d'une zone maladive, où les bidonvilles rongent l'Afrique, où l'aviation commerciale et militaire flétrit la candeur de la forêt américaine ou mélanésienne avant même d'en pouvoir détruire la virginité, comment la prétendue évasion du voyage pourait-elle réussir autre chose que de nous confronter aux formes les plus malheureuses de notre existence historique ? Cette grande civilisation occidentale, créatrice des merveilles dont nous jouissons, elle n'a certes pas réussi à les produire sans contrepartie. Comme son œuvre la plus fameuse, pile où s'élaborent des architectures d'une complexité inconnue, l'ordre et l'harmonie de l'Occident exigent l'élimination d'une masse prodigieuse de sous-produits maléfiques dont la terre est aujourd'hui infectée. Ce que d'abord vous nous montrez, voyages, c'est notre ordure lancée au visage de l'humanité.
Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques. Chapitre : La fin des voyages, page 36.