Dernier jour en Islande. Le temps de se balader dans le port de Reykjavik, de découvrir l'histoire maritime du pays et de piquer un petit plongeon dans les fameux hot pots de la capitale. Une journée sous le signe de l'eau. Sur le chemin qui mène au quartier du port, les maisons colorées bordent les allées, la mer apparaît à chaque tournant de rue. L'heure est radieuse et le ciel, bleu spahir.
Au cœur du port, l'excellent
Maritime Museum de Reykjavik, instructif et ludique, retrace l'histoire de la pêche et de la marine marchande d'Islande. Une histoire passionnante pour qui aime la mer, les bateaux et la navigation.
La pêche, activité majeure aussi bien au niveau économique que culturel, a toujours rythmé la vie du pays. Les différentes saisons de pêche restent inchangées jusqu'à l'époque à laquelle le calenrier grégorien est adopté. Les périodes de pêche changent alors, la saison hivernale débutant désormais le premier jour de travail suivant le Groundhog Day (2 février), chandeleur ou Jour de la marmotte selon les traditions. On dit que ce jour-là, il faut observer l'entrée du terrier d'une marmotte : si elle sort et ne voit pas son ombre car le temps est couvert, l'hiver finira bientôt. Si elle aperçoit son ombre car le temps est clair, elle en sera effrayée et se réfugiera dans son trou. L'hiver continuera alors six semaines supplémentaires. Dans les pays tempérés de l'hémisphère nord, le printemps commence à l'équinoxe, soit le 20 ou le 21 mars selon l'année. Avant 1582 et selon le calendrier julien, l'équinoxe tombait le 16 mars, exactement six semaines après le 2 février. Le passage au calendrier grégorien entraîne une certaine confusion sur l'arrivée du printemps : les uns croient que le printemps tombe encore le 16 mars, les autres le 21. La marmotte, ou tout autre animal hibernant (tel l'ours dans les Pyrénées, le loup dans le Limousin, la loutre en Lorraine ou le hérisson en Irlande), devient l'arbitre du débat.
Au XVIIIème siècle, une autre dispute concernant la date de début de la pêche hivernale, éclate. Peu à peu, on prend l'habitude de faire commencer cette période le 2 février. Elle dure 14 semaines, jusq'au 11 mai. C'est ensuite la saison de pêche estivale qui dure jusqu'au début de l'été. Pendant l'été, la pêche est inexistante à cette époque. On reprend les activités au
Michaelmas, le 29 septembre, jusqu'à la
Saint Thorlak, célébrée le 23 décembre.
Pendant des siècles, les pêcheurs islandais partent en mer avec un équipement enduit d'huile, permettant une isolation parfaite et une bonne protection contre le froid et l'eau. Ainsi, on peut continuer à pêcher pendant les durs mois d'hiver.
Les vêtements sont faits en laine de mouton. Une fois nettoyées, les peaux sont séchées, tannées et graissées à l'huile de foie de morue. Huilées une seconde fois, elles sont ensuite battues pour leur donner leur souplesse finale, puis découpées et assemblées. Ce sont les hommes qui se chargent de ce travail : les garçons apprennent à coudre dès l'âge de 13-14 ans afin de pouvoir confectionner un jour leur propre équipement de pêcheur.
Une date-clef revient dans le calendrier islandais : lokadagurinn, le 11 mai, date à laquelle la saison de la pêche hivernale prend fin. C'est l'occasion d'une grande fête populaire et de nombreuses festivités. Le 6 juin 1936 est organisée la première Fête des Pêcheurs qui aura ensuite lieu toutes les années. A cette occasion est publié le Sjómannadagsblaðið, l'annuel des pêcheurs. Pendant 60 ans, c'est un magazine au contenu très fourni et aux nombreuses illustrations. En 1999, lorsque le Festival de la Mer est tenu pour la premiere fois, le magazine est transformé en journal. 5600 exemplaires sont distribués gratuitement.
Eimskip, grande compagnie maritime islandaise d'import/export fondée en 1914, utilise la swatiska comme logo jusqu'en 1989. Au fil de l'histoire, le logo devient sujet de malentendus et de controverses pour beaucoup d'étrangers tentés de croire qu'il s'agit d'un symbole nazi et d'un soutien apporté à l'antisémitisme. Lorsque le Radisson SAS Hotel rachète le bâtiment utilisé jusqu'àlors par Eimskip, l'immeuble, monument historique, est sauvé in-extremis de la destruction. Un compromis est trouvé : la société obtient l'autorisation de garder la swatiska comme logo, mais en contrepartie, elle doit recouvrir le symbole des chiffres "1919", date à laquelle le bâtiment avait été construit.
Dernier épisode fascinant de l'histoire maritime de l'Islande :
les guerres de la morue, un conflit qui opposa le pays au Royaume-Uni entre 1950 et 1970 au sujet des
zones de pêches islandaises qui comptent parmi les plus poissonneuses d'Europe. En 1952, l'Islande décide d'étendre sa zone de pêche de 3 à 4 miles nautiques au large de ses côtes, ce qui engendre une vague de protestations en Grande-Bretagne et le gel temporaire des importations de poisson islandais. La première guerre de la morue ne commence qu'en 1959 après une extension par l'Islande de ses eaux territoriales à 12 miles nautiques. Les Britanniques décident alors d'envoyer des navires de guerre pour protéger leurs chalutiers qui pêchent dans cette zone. Les relations s'apaisent après la conclusion d'un accord entre les deux pays. Mais le conflit reprend en 1972 lorsque l'Islande étend à nouveau sa zone de pêche de 50 miles nautiques, puis de 200 miles nautiques en 1975. Le différend prend officiellement fin en 1976 avec la reconnaissance par les Britanniques des prétentions islandaises.
Dans le pittoresque port de Reykjavik, les bateaux, remorqueurs et chalutiers rouges, noirs et jaunes attendent un prochain départ ou leur mise à flot.
Le chemin qui mène du centre-ville à Laugardalslaug, l'une des piscines thermales découvertes de Reykjavik, longe le front de mer. En face, Blafjöll, la montagne bleue, se détache sur un ciel azur toujours plus resplendissant. Le vent souffle fort, la mer est déchaînée.
L'Islande possède une culture thermale de premier ordre : se baigner fait partie intégrante de la vie quotidienne des Islandais qui entretiennent une véritable passion pour la natation. La plupart des gens vont à la piscine tous les jours. En 2000, tous les habitants de Reykjavik avaient au moins nagé un quart d'heure tous les jours. Environ 90% des piscines en Islande, idéalement située sur la faille Atlantique, sont chauffées par géothermie. Pour Reykjavik, il existe 60 trous de forage dans la zone dite à température basse. Le trou de forage le plus profond fait 3 km, la plupart des trous atteignant cependant une profondeur de 1 a 2 km. La température de l'eau sortant des trous de forage s'élève à 150 °C. Les piscines sont toutes découvertes, même en hiver. Bien chauffées, elles sont généralement équipées d'un bassin de natation et de plusieurs hot pots d'eau à différentes températures. Le froid du milieu ambiant contraste délicieusement avec la chaleur de l'eau. Un pur bonheur... A Laugardalslaug, on plonge dans un bassin à 32 °C et on barbote dans des hot pots à 38 °C, 40 °C et 44 °C.
Ici, pas de barres de céréales, mars ou chips dans les automates des piscines : en guise de casse-croûte, on achète du skyr, du harðfiskur - ces morceaux de poisson séché et salé, des gâteaux à la canelle, des fruits. C'est bien.
Les compétitions sportives ont toujours été très populaires en Islande et font partie de toutes les festivités. Certaines sont particulièrement appréciées, comme les compétitions de rameurs, les rencontres de natation en habits de pêcheurs, les concours de secours en mer à la nage et le tir à la corde.
Tout ce sport creuse et on se demande finalement ce que peuvent bien manger les Islandais quand ils ne vont pas au restaurant. Armée de mon appareil-photo,
je déambule dans les rayons du supermarché du coin. Un goûter sur le pouce m'attend dehors, dans la belle lumière de cette fin d'après-midi. 19h : le sac est bouclé pour profiter de cette dernière soirée. Car demain le réveil sonne à 4 heures du matin.
Pour l'heure, direction Loki, un petit local où l'on peut manger du requin fermenté. C'est l'occasion d'explorer les alentours de la colline de Skölavörðuholt où de nombreuses rues portent le nom des dieux et déesses de la mythologie nordique : Lokastígur, Óðinsgata, Þórsgata, Freyjugata, Baldursgata, Haðarstígur. Oðin est le premier dieu ayant eu sa rue dans le quartier (Oðinsgata, inaugurée en 1906). Ce jour-là, une grande frise orne le mur du fond de la brasserie. En s'approchant, on découvre aux multiples détails de la peinture une allégorie de la génèse mythologique du pays.
La mythologie nordique est préservée dans les
Eddas (
Edda en prose et Jeune Edda), récits écrits par Snorri Sturluson, poète et historien islandais du XIIIème siècle. L'
Edda, chef-d'œuvre et grand classique de la littérature médiévale islandaise, est avant tout une présentation complète et organisée de la cosmogonie nordique. Celle-ci s'étage sur plusieurs mondes qui ont chacun leurs propres habitants : le monde des dieux (
æsir), appelés
Ases qui forment le groupe des dieux principaux, associés ou apparentés à
Óðin et habitant la cité d'
Ásgard, au centre du monde. Contrairement au panthéon grec, les dieux de l'
Ásgard sont mortels et peuvent ressentir la douleur physique et psychologique. Les
Ases, dont l'éthymologie signifie "dieux liens", seraient avant tout l'objet d'un culte consistant à respecter les engagements pris sous leur garantie. Chaque jour, les
Ases franchissent l'arc-en-ciel
Bifröst pour siéger près de la source d'Urd.
Óðin, qui, avec ses frères, a créé le monde à partir de la chair et du sang du géant
Ymir, est considéré comme le chef des
Ases. Ceux-ci représentent par ailleurs une puissance positive puisqu'ils sont en lutte avec les maudits géants, à l'image des dieux olympiens qui combattent les Titans. Même si les
Ases sont tous divinisés au sein de ce panthéon, tous ne sont pas des dieux au sens originel du terme. C'est le cas de
Loki, qui a donné son nom au café où je me régale : même s'il participe activement à la vie des
Ases, il est en réalité un géant qui les affrontera à la fin des temps.
Bifröst, l'arc-en-ciel, est le pont qui relie le monde des dieux à celui des hommes. C'est lui qui interdit aux géants d'attaquer les dieux qui le font sans faire connaître leur véritable identité. Ces géants ont en effet la fâcheuse habitude de se déguiser et de prendre une apparence humaine pour tromper les dieux.
Sur la partie droite du tableau est représenté
Ragnarök, le Jour Dernier et fin des temps. Ce jour-là, tous les prisonniers s'évaderont, les frères s'entretueront, le soleil s'assombrira et toute matière vivante sera détruite. Mais la vie renaîtra, bien sûr. Où ? Dans le monde le plus élevé, que les flammes ne peuvent atteindre. Les dieux et les hommes vivront alors en harmonie. Belle conclusion : s'élever pour renaître.
Ce soir, c'est un repas aussi titanesque que divin qui m'attend. Au menu de ce dernier festin : requin fermenté,
kjötsupa, tartines d'ageau fumé et rillettes de hareng sur pain de seigle, gâteau de skyr au sirop de rhubarbe, thé islandais (bouleau islandais, thym arctique, mousse volcanique), café. À défaut d'
hydromel poétique, une gorgée cul-sec de
brennevín inspire tout autant. De la fenêtre de
Loki, la vue sur
Hallgrímskirkja est imprenable.
Dans le port, les eaux prennent peu à peu les teintes dorées, rose-saumon et aigue-marine du ciel.
La nuit tombe peu à peu sur les lignes citadines.
Face à la mer, le Sun Voyager vire vers de nouveaux horizons.
Je laisse derrière moi une terre surprenante où le feu et la glace forment des paysages irréels, de l'austère désert de lave pétrifiée au vert cru des mousses, des plages de sable noir aux sources d'eau chaude. Une terre isolée faite de failles et de geysers à fleurs de roche, de lacs constellés de paillettes turquoises, d'atmosphères étranges de fumerolles qui s'échappent des sols, de cascades et d'eau glacée où dérivent les icebergs, de volcans en sommeil, de nuits qui se déploient en un brillant rideau de couleurs. L'Islande, fabuleuse encyclopédie de géologie à ciel ouvert, aura fait exploser tous les cadres esthétiques du voyage pour n'offrir plus aucun aucun point de contact avec ce que je connaissais.