28 sept. 2015

Sur l'existence d'un être et sa mise en reflet

Leur existence est, j'en conviens, une exception aux lois de la nature, non seulement parce que cette fracture d'inadaptation fondamentale se produit en dehors de toute finalité génétique, mais aussi en raison de l'excessive lucidité qu'elle présupose, lucidité évidemment transcendante aux schémas perceptifs de l'existence ordinaire. Il suffit parfois de placer un autre être en face d'eux, à condition de le supposer aussi pur, aussi transparent qu'eux-mêmes, pour que cette insoutenable fracture se résolve en une aspiration lumineuse, tendue et permanente vers l'absolument inaccessible. Ainsi, alors qu'un miroir ne renvoie jour après jour que la même désespérante image, deux miroirs parallèles élaborent et construisent un réseau net et dense qui entraîne l'œil humain dans une trajectoire infinie, sans limites, infinie dans sa pureté géométrale, au-delà des souffrances et du monde.
Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, Troisième partie, Chapitre 5 : Vénus et Mars, page 146.

27 sept. 2015

Sur l'amour (1)

Phénomène rare, artificiel et tardif, l'amour ne peut s'épanouir que dans des conditions mentales spéciales, rarement réunies, en tous points opposées à la liberté de mœurs qui caractérise l'époque moderne. Véronique avait connu trop de discothèques et d'amants ; un tel mode de vie appauvrit l'être humain, lui infligeant des dommages parfois graves et toujours irréversibles. L'amour comme innocence et capacité d'illusion, comme aptitude à résumer l'ensemble de l'autre sexe à un seul être aimé, résiste rarement à une année de vagabondage sexuel, jamais à deux. En réalité, les expériences sexuelles successives accumulées au cours de l'adolescence minent et détruisent rapidement toute possibilité de projection d'ordre sentimental et romanesque ; progressivement, en fait assez vite, on devient aussi capable d'amour qu'un vieux torchon [...].
Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, Deuxième partie, Chapitre 10, page 114.

26 sept. 2015

Sur le sexe comme système de différenciation sociale

Décidément, me disais-je, dans nos sociétés, le sexe représente bel et bien un second système de différenciation, tout à fait indépendant de l'argent ; et il se comporte comme une système de différenciation au moins aussi impitoyable. Les effets de ces deux systèmes sont d'ailleurs strictement équivalents. Tout comme le libéralisme économique sans frein, et pour des raisons analogues, le libéralisme sexuel produit des phénomènes de paupérisation absolue. Certains font l'amour tous les jours ; d'autres cinq ou six fois dans leur vie, ou jamais. Certains font l'amour avec des dizaines de femmes ; d'autres avec aucune. C'est ce qu'on appelle "la loi du marché". Dans un système économique où le licenciement est prohibé, chacun réussit plus ou moins à trouver sa place. Dans un système sexuel où l'adultère est prohibé, chacun réussit plus ou moins à trouver son compagnon de lit. En système économique parfaitement libéral, certains accumulent des fortunes considérables ; d'autres croupissent dans le chômage et la misère. En système sexuel parfaitement libéral, certains ont une vie érotique variée et excitante ; d'autres en sont réduits à la masturbation et la solitude. Le libéralisme économique, c'est l'extension du domaine de la lutte, son extension à tous les âges de la vie et à toutes les classes de la société. De même, le libéralisme sexuel, c'est l'extension du domaine de la lutte, son extension à tous les âges de la vie et à toutes les classes de la société.
Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, Deuxième partie, Chapitre 8, page 100.

25 sept. 2015

Sur l'adolescence

[...] l'adolescence n'est pas seulement une période importante de la vie, mais [...] c'est la seule période où l'on puisse parler de vie au sens plein du terme. Les attracteurs pulsionnels se déchaînent vers l'âge de treize ans, ensuite ils diminuent peu ou à peu ou plutôt se résolvent en modèles de comportement, qui ne sont après tout que des forces figées. La violence de l'éclatement initial fait que l'issue du conflit peut demeurer incertain pendant plusieurs années ; c'est ce qu'on appelle en électrodynamique un régime transitoire. Mais peu à peu les oscillations se font de plus en plus lentes, jusqu'à se résoudre en longues vagues mélancoliques et douces ; à partir de ce moment tout est dit, et la vie n'est plus qu'une préparation à la mort.
Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, Deuxième partie, Chapitre 7, page 92.

12 sept. 2015