31 août 2014

Marseille, sortie en kayak (J1: Calanques, J2: Côte Bleue)

J1 : en chemin, rencontre d'un bien sympathique Marseillais :
Direction Cassis, Port-Miou. La calanque de Port-Miou est la plus orientale de la côte entre Marseille et Cassis (située dans la commune de Cassis). Elle abrite un petit port de plaisance, très étroit, et une plage minuscule. Son nom vient du latin Portus Melior (le "meilleur port"), occitanisé ensuite en Pòrt-Melhor. Port-Miou fut longtemps une seigneurie à part entière dépendante de la Maison des Baux. Jusqu'en 1982, on exploitait encore la carrière de Port-Miou qui donnait une pierre de taille blanche et dure, la Pierre de Cassis, qui a servi à la construction du tunnel du Rove, de certains quais du Canal de Suez, de plusieurs portes du Campo Santo de Gênes, mais aussi de la Statue de la Liberté à New York. Débarquement des kayaks et on file... au fil de l'eau.
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Passage de la pointe de Cacau. Port-Pin, En-vau. Les calanques... quelle beauté, toute de bleu et de blanc.




L'Oule est une grotte qui se trouve tout près de la calanque d'En-Vau. Le nom est francisé à partir du nom commun ola, prononcé oul(o), et qui signifie "marmite", "chaudron". Ce terme est couramment utilisé dans tout le midi de la France pour désigner des trous d'eau de forme circulaire formés par l'érosion. Très encaissée entre des falaises d'environ 70 mètres de hauteur, l'Oule n'est accessible que par la mer ou en descente en rappel.


J2 : la Côte Bleue depuis l'Estaque. L'Estaque, c'est à l'origine un petit hameau de pêcheurs et de fabricants de tuiles qui se transforme, à la fin du XIXe siècle, en un village d'ouvriers et une petite une station balnéaire. Entre 1870 et 1914, ses paysages sont une source d'inspiration pour Paul Cézanne, Georges Braque ou Auguste Renoir.

Picnic dans une petite crique...




... passage par une autre grotte...

... et retour sur Marseille. Au large est ancré le cargo Rotterdam. Tour de la coque du monstre. Impressionnant.

Marseille, porte du sud (3): le Planier

Il est un phare à deux milles de la côte. Tous les soirs, on le voit qui balaye de sa lumière et le large et la rive. Ce phare est illustre dans le monde ; il s'appelle le Planier. Quelle que soit l'heure où vous le regardiez, dites-vous qu'à cet instant on parle de lui sur toutes les mers et sous toutes les constellations. Quand on n'en parle pas, on y pense. Mais si le Planier ramène au pays, il préside aussi au départ.
Faites le voyage de Marseille, jeunes gens de France ; vous irez voir le phare. Il vous montrera un grand chemin que, sans doute, vous ne soupçonnez pas, et peut-être alors comprendrez-vous ?
Albert Londres, Marseille, porte du sud, pages 183/184.

29 août 2014

Marseille, La Pointe Rouge (2)

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Marseille, La Pointe Rouge (1)


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27 août 2014

Chalon-sur-Soâne

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26 août 2014

Marseille ou la mauvaise reputation: protestantisme, travail et capitalisme (2)

La citation d'Olivier Boura est une référence directe à L'Éthique protestante et l'esprit du capitalisme1 de Max Weber. Dans cet ouvrage, Weber explique le développement du capitalisme à partir du milieu du XVIIIème siècle, par la Réforme protestante et le développement d'un ethos spécifique qui serait, par ailleurs, à l’origine de l'éthique du travail du capitalisme. Weber souligne que cette éthique est "entièrement dépouillée de tout caractère hédoniste, son but étant de gagner de l'argent, toujours plus d'argent en se gardant des jouissances strictement de la vie".
L'origine de l'esprit capitaliste ne se trouverait pas dans des idées de réforme de la culture et de la société mais exclusivement dans un souci de salut des âmes. Voilà le postulat de Weber, qui s'avère intéressant et boulverse quelque peu les idées reçues sur la modernité desdites sociétés.
L'éthique protestante du travail est une valeur qui préconise pour chaque homme la nécessité de suivre des valeurs de travail, d'épargne et de discipline. Les protestants ont effectivement repensé le travail non plus comme une peine affligée par Dieu aux hommes, mais comme un devoir, menant à un bénéfice commun pour l'individu (et éventuellement pour la société entière). Cette éthique est l'une des marques des nations germaniques (Allemagne, Pays-Bas, Danemark, etc.), britanniques (Angleterre) et par extension, nord-américaines. On s'en rend d'ailleurs très vite compte lorsque l'on vit dans ces pays : la population est plutôt marquée par un certain matérialisme, une forme de perfectionnisme (qui ne s'accompagne, par ailleurs, pas toujours et partout d'une rigueur conceptuelle), de concentration sur la notion même de travail. Au contraire, dans les pays plus catholiques (notamment latins, pays véritablement catholiques ou de tradition catholique), cette notion n'est pas forcément érigée en valeur et les gens ont une attitude plus détendue face au travail. Notons bien le terme "détendu" : il ne signifie pas que l'on travaille moins dans le Sud que dans le Nord. C'est bien souvent le contraire... Mais le positionnement face à la valeur que pourrait représenter le travail est différent.
Dans la deuxième partie de l’œuvre, Weber démontre la validité de son hypothèse que l'esprit du capitalisme serait, en fait, issu de motifs religieux : c'est moins la possession de richesses qui serait condamnable que le fait d'en jouir. Les références aux Évangiles sont les suivantes :
- "Faire la besogne de Celui qui l'a envoyé, aussi longtemps que dure le jour." (Jean IX,4).
- "Si quelqu'un ne veut pas travailler, qu'il ne mange pas non plus." (deuxième lettre de Saint-Paul aux Apôtres).
... ceci valant pour chacun et sans restriction. Partant, la répugnance au travail serait le symptôme d'une absence de grâce, métaphysique et religieuse au départ, économique de nos jours. Combien de fois entend-on, par exemple, à propos des chômeurs ou clochards que s'ils voulaient vraiment travailler, il n'y a qu'à le vouloir, il y a du travail pour tout le monde (est-ce bien vrai ?).
À partir de la Réforme, c'est donc bien l'oisiveté qui devient un péché. Avant, elle ne fait pas partie des sept péchés capitaux de la religion catholique qui comptait la tristesse au lieu de l'oisiveté. Selon Thomas d'Aquin, les sept péchés capitaux incluent l'acédie qui a fait place, par un effet de transposition du sens, à la paresse. Le Catéchisme de l'Église catholique définit l'acédie, terme disparu du langage courant, comme une forme de dépression due au relâchement de l'ascèse. Il s'agit de paresse morale (et non de paresse tout court). L'acédie, c'est un mal de l'âme qui s'exprime par l'ennui, l'éloignement de la prière, de la pénitence et de la lecture spirituelle.
Regardons maitenant du côté des sept vertus catholiques, codifiées dès le Moyen Âge : chasteté, tempérance, prodigalité, charité, modestie, courage, humilité. Est vertueux celui qui est prodigue, libéral (au sens éthique et non économique du terme), dépense, ne compte pas, distribue en abondance. L'exact contraire de l'économie besogneuse et de l'éthique protestante. Fernand Braudel, qui a étudié en détail le capitalisme flamand et néerlandais et en particulier celui de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales, complète l'analyse de Weber.
Le protestantisme est une religion qui s'éloigne de la pensée magique, de l'idolâtrie dont est particulièrement emprunt le catholicisme, et favorise ainsi une forme de rationalité instrumentale utilisant les moyens et les ressources disponibles pour parvenir rationnellement aux fins propres, mûrement réfléchies, qu'on veut atteindre. Toute tournée vers son objectif, l'action humaine s'éloigne des impératifs ou des exigences que la morale ou la religion imposent dans certaines sociétés. Elle s'abstrait des affects, des émotions, des coutumes et des traditions. Les moyens pratiques de réduire les inquiétudes humaines quant au salut de son âme ont pris la forme d'un engagement systématique à une vocation : travailler dur, épargner, s'auto-discipliner, accumuler les récompenses matérielles sans les consommer personnellement, mais en les sauvegardant et les réinvestissant. En allemand et de manière générale dans les langues germanique, les termes de métier et de vocation se confondent (all: Beruf/Berufung, neerl.: beroep/beroeping). Weber a théorisé que dans le déclin d'une vision religieuse du monde, l'éthique protestante est restée comme "l'esprit du capitalisme". D'autres théoriciens avancent aujourd'hui que le déclin relatif de l'influence économique capitaliste aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne serait le résultat d'une détérioration de l'éthique protestante dans ces pays. Le nationalisme et le socialisme, par exemple, sont considérés par certains comme étant une éthique laïque qui affectent les types de développement économique.
L'originalité de l'analyse de Max Weber réside dans l'établissement d'une corrélation entre protestantisme et prédestination : selon Calvin, le salut éternel dépend d'une décision arbitraire de Dieu et non des actions bonnes ou mauvaises entreprises durant la vie, comme c'est le cas dans la religion catholique. Curieusement, cette prédestination ne mène pas au fatalisme, car l'angoisse du calviniste ("Suis-je destiné à aller au paradis ?") peut être dissipée par la réussite économique, signe d'élection divine. Mais il va de soi que cette réussite ne peut résulter que d'actions morales, d'une vie ascétique et austère - un postulat contraire serait éthiquement insoutenable. Autrement dit, les calvinistes sont incités à réussir, mais pas à consommer les fruits de leur labeur, ce qui est évidemment favorable à l'accumulation du capital.
En définitive, que reproche-t-on finalement aux "populations du sud", de près ou de loin souvent  taxées de paresseuses ? Bel et bien, l'oisiveté, c'est-à-dire le fait de ne pas se conformer à la valeur du travail essentiellement nord-européenne que l'on érigerait comme valeur suprême, et de jouir de leur richesse ou de leur oisiveté. Dans cette perspective, on peut se demander quelle est la valeur d'un athésisme "pratiqué" (là encore, le vocabulaire religieux s'impose) non pas comme pilier d'une société nouvelle  et moderne, mais bien dans la même perspective de salut de l'âme que celle recherchée depuis la nuit des temps ? Dans quelle mesure l'athéisme si hautement, souvent fièrement, proclamé dans les pays de tradition protestante et dans une plus large mesure des pays nord-européens, est-il un véritable athésisme ou bien un pur substitut psychologique destiné à sauver l'homme de sa misère métaphysique ?
1 Publié en 1904/1905 dans Archiv für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik.

25 août 2014

Marseille ou la mauvaise reputation: protestantisme, travail et capitalisme (1)

Pour considérer le manque d'ardeur au travail comme un crime, il fallait d'abord avoir élevé le goût du travail au rang d'une vertu. Ce qu'on pouvait reprocher aux Marseillais, dans l'Antiquité, et, plus tard, à l'époque médiévale, ce n'était pas la paresse, mais le goût du lucre, et l'origine même de leur richesse, de se l'être procurée par des moyens ignobles. [...] Au Moyen-Age, la Paresse ne figurait pas dans la liste des sept péchés capitaux. Sa place y était occupée par la Tristesse, tout auprès de l'Avarice... La joie était une vertu, et ce déclassement dit assez qu'elle fut, depuis, la dérive de notre monde. La Réforme a joué dans la sacralisation du travail, et de ses fruits, un rôle fondamental, sur lequel il n'est guère besoin d'insister après les travaux de Max Weber.1 Rappelons toutefois que le protestantisme, dans sa forme la plus pure – le calvinisme – est, pour une large part, une religion de la prédestination : Jesus-Christ n'est pas mort pour sauver tous les hommes, et la plupart d'entre nous sont destinés, de toute éternité, à la damnation – quoi qu'ils fassent. Si une telle théorie n'a pas conduit les protestants au fatalisme le plus absolu, c'est peut-être que, dans sa violence même, elle exigeait pour être supportable qu'existât une échappatoire. L'homme ne peut vivre toute une vie dans l'angoisse et le doute sans chercher un commencement de réponse, ou de consolation. L'idée s'imposa donc, tres vite, que la réussite d'une existence était le signe de la grâce. Cependant que son échec était la preuve de la damnation... On peut à bon droit se demander si la réussite d'un individu passe nécessairement par son enrichissement et son ascension sociale, mais force est de constater que le désir de se prouver à soi-même qu'on n'irait pas griller en enfer aiguillonna merveilleusement l'esprit d'entreprise des réformés. Cependant, la puissance qu'ils acquirent ainsi, ils la payerent de l'instauration d'un nouveau rapport au monde, tragique et malheureux. Quant à la pauvreté, elle a cessé, depuis, d'être à la ressemblance du Christ – ou de Saint François –, elle a bascule toute entière du côté du mal.

1 Max Weber, L'Ethique protestante et l'esprit du capitalisme.
Olivier Boura, Marseille ou la mauvaise reputation, page 91/92.

24 août 2014

Lost Highway (41): Sloterplas

Cette photo est tirée de wvsloterplas.nl.
En vélo autour du Sloterplas, lac artificiel de la ville situé dans l'ouest d'Amsterdam et creusé à l'emplacement de l'ancien Sloterdijkermeerpolder entre 1948 et 1956 dans le cadre du Plan général d'élargissement conçu en 1934. Avec le Sloterpark, il constitue aujourd'hui une belle osasis d'eau et de verdure en environnement urbain. On y trouve deux petits ports de plaisance, de grands arbres et une toute petite réserve ornithologique bien à l'abri des regards.
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Le moulin de Sloten est un moulin à vent dans le village de Sloten, situé au sud-ouest d'Amsterdam. Ce moulin sert à drainer les eaux de l'aire des Westelijke Tuinsteden et de la Ringvaart, le canal servant de ceinture au polder d'Haarlemmermeer. Construit en 1991 sur un socle en pierre et avec le tronc du moulin de Watergraafsmeer datant de 1847, il est en bois de chêne et la toiture est en roseaux. Le plus ancien moulin de Sloten (Riekermolen, 1636) disparaît en 1956, le Riekerpolder ayant été comblé pour agrandir le quartier "Nieuwe Meer". Il est déplacé sur la Kalfjeslaan, près de l'Amstel. Sloten se dote alors d'un nouveau moulin.
Les Westelijke Tuinsteden ("Cités-jardin de l'ouest" en néerlandais) constituent un ensemble de quartiers de la ville d'Amsterdam. Elles voient le jour dans les années 1950 et 60 dans le cadre de la mise en place du Plan général d'élargissement de 1935. Développées autour de quatre axes (logements, emplois, loisirs et transport) conformément aux plans de Cornelis van Eesteren, ces cités-jardin traduisent la volonté de privilégier "la lumière, l'air et l'espace" comme éléments strucrurants, et non plus seulement les immeubles. Ces quartiers sont ainsi marqués par la présence de nombreux espaces verts entre les bâtiments. Six quartiers actuels de la ville en font partie: Bos en Lommer, Slotermeer, Geuzenveld, Slotervaart, Overtoomse Veld et Osdorp. À l'exception de Bos en Lommer, ils font tous partie de l'arrondissement de Nieuw-West. Le lac artificiel de Sloterplas, creusé lors de la construction des nouveaux quartiers, ainsi que le Sloterpark qui l'entoure en constitue le centre.
Et de quoi se lécher les babines avec un déjeuner typiquement néerlandais : zoutharing (hareng salé), gerookte paling (anguille fumée), gebakken mosselen (moules frites).

20 août 2014

Le goût des Pays-Bas (27): broodje speculaas

De temps en temps, je vais à la piscine avec mon chat et après l'effort, nous nous offrons un petit-déjeuner royal bien mérité dans ma koffiehuis préférée d'Amsterdam : une affaire familiale authentique, spécialisée en broodjes en tous genres et où l'on peut boire son café au comptoir. Pas de chichis, pas de fioritures, les petit-déjs sont servis dès 6h du matin, le public est ouvrier. Le petit-déjeuner là-bas, c'est une grande tasse de café et un ou plusieurs petits pains blancs ou bruns - au choix - remplis de bonnes choses. Il y en a pour tous les goûts et tous les appétits : salés, sucrés, aux œufs, au jambon, au fromage, au maquereau, halfom, des duos, des trios, chauds, froids. Il y a deux semaines, ils faisaient la promotion d'un certain broodje speculaas. Sur l'affiche, un kadetje blanc fourré de trois speculaas.
Le broodje speculaas est à l'en-cas néerlandais ce que la barre de chocolat noir dans la baguette est au goûter français. Ça m'a turlupinée toute la semaine, cette histoire de broodje speculaas. Hier, en retournant à la piscine, j'en ai commandé un avec mon café. Il me tardait de goûter et c'est fameux : un speculaas, croquant et sucré, dans un petit pain blanc légèrement beurré. Quand on le mange, le speculaas se désintègre lentement pour donner une structure à la fois croustillante et moelleuse. Du coup, ça m'a fait comprendre un autre produit de la gamme alimentaire des Pays-Bas : la pâte à tartiner de speculaas. Je m'étais toujours demandé pourquoi. Maintenant, je sais.

11 août 2014

Le goût des Pays-Bas (26): broodje aap

Les Pays-Bas ont en fait une spécialité culinaire : le brrodje aap ou "sandwich au singe". C'est sous ce terme qu'ils désignent un canular ou une légende urbaine.
Le terme broodjeaapverhaal ou broodje aap apparaît en 1978 sous la plume d'Ethel Portnoy dont le livre Broodje Aap rassemble un certain nombre de légendes urbaines tirées du folklore de la vie post-industrielle. Le titre fait référence à l'histoire d'un restaurant censé vendre des sandwichs à la viande de singe.
Les sandwichs au singe sont donc des anecdotes à sensation, récits bizarres, rumeurs, histoires modernes empruntant à tous les genres (horreur, blague, etc.) et se rapprochant du mythe.... de quoi nourir l'imaginaire.
Dès les années 198, le sociologue américain Jan Harold Brunvand applique à ces histoires les théories et concepts établis par les folkloristes de l'étude traditionnelle de récits souvent associés à des faits historiques lointains ou à des cultures rurales. Les légendes urbaines sont fréquemment recyclées, s'adaptant aux nouveaux lieux et temps, et sont traduites d'une langue à une autre sans difficulté. Elles sont apparentées aux lieux communs et aux idées reçues, en ce qu'elles sont partagées par de nombreuses personnes sans être vérifiées. Ces légendes sont souvent racontées comme étant arrivées à "l'ami d'un ami" et s'appuie sur des vérités pseudo-scientifiques censées leur donner du poid. On distingue trois aspects dans leur structure :
- une forme narrative (il s'agit d'une histoire structurée, d'un récit) ;
- un procédé d'authentification par la convocation de témoignages ("l'ami d'un ami"), l'intervention de diverses autorités et procédés d'authentification (vérifications scientifiques, etc.), de dates et de lieux ;
- un déchiffrement et/ou une interprétation du monde.

9 août 2014

Claudio Magris, Utopie et désenchantement (20) ["L'ignorance est une vertu" (2)]

[...] l'esprit de libre recherche, qui exige patience, attention et respect pour son objet, conscience de la difficulté qu'il y a à le comprendre et capacité à se soumettre à l'effort nécessaire pour y parvenir. Pour s'abandonner à l'enchantement de Natacha dans Guerre et Paix, il est necessaire pour le moins de lire les mille pages du roman de Tolstoi, sans avoir la prétention de le comprendre et de l'aimer en en lisant une version abrégée en cent pages, un digest comme en offrait jadis une revue célèbre. Ceux qui défendant l'âme, la poésie, le cœur, la créativité, ceux peut-être aujourd'hui qui n'en parlent pas et qui apprennent, avec l'élan et la pudique patience de l'amour, les grammaires de la réalité, avec leurs règles et leurs exceptions, qu'il s'agisse du Décalogue, des équations ou des figures rhétoriques du langage. Le royaume des cieux, est-il écrit, n'appartient pas à ceux qui disent sans cesse : ''Seigneur, Seigneur !''.
Claudio Magris, Utopie et désenchantement, page 370.

8 août 2014

Claudio Magris, Utopie et désenchantement (19) ["L'ignorance est une vertu" (1)]

Les journaux ont récemment parlé d'un sondage efféctué en Angleterre, d'où il ressortissait que de nombreux prêtres anglicans ne savent pas bien quels sont les dix commandements. Les brefs commentaires se gardaient, à juste titre, d'insinuer que l'Eglise anglicane est moins bien formée que les autres Eglises, sœurs ou rivales dans l'annonce de l'Evangile. Entre les lignes, tout au plus, se lisait une certaine admiration pour cette ignorance presumée, comme si elle suffisait, à elle seule, à attester une mentalité plus ouverte et une âme plus sensible, libre de tout formalisme schématique et donc plus créative et plus capable de charité chrétienne.
Dans les nuances, même inconscientes, de ces commentaires affleurait non pas un jugement sur le clergé anglican – certainement pas moins digne que d'autres ni, comme c'est le cas dans toute institution humaine, moins exempt d'imperfections, mais bien une attitude de plus en plus répandue dans notre culture, qui ne concerne pas seulement l'Eglise et les religions, mais l'existence en général. Si un prêtre, de n'importe quelle confession, ignore le Credo dont il est appelé à témoigner et ne se préoccupe pas de combler cette lacune, il semblerait évident de lui suggérer de changer de métier, comme à un professeur de mathématique incapable de faire une multiplication ou à un medecin qui ne saurait pas où se trouvent la rate ou la clavicule.
Et pourtant les manifestations de l'ignorance sont souvent saluées avec sympathie, comme si elles étaient le fait du génie ou du moins la marque d'une sensibilité supérieure à la froide connaissance de notions systématiques. Ce n'est là que rhétorique grossière. Certes, il est évident que la possession de notions ne suffit pas ; il ne suffit pas de savoir où se touve l'œsophage pour être un bon medecin ni de maîtriser la grammaire et la sytaxe pour être un véritable écrivain. Mais il n'est pas moins ridicule de supposer qu'il suffit de ne pas connaître les bases de son métier pour en transcender la routine machinale et accéder à une originalité supérieure. Tous ceux qui ignorent la grammaire ne sont pas des poètes, pas plus que ceux qui s'empêtrent dans le théoreme de Pythagore ne sont des mathématiciens géniaux, libérés des formes séculaires et ayant donc accédé à une fière créativité.
 Cette dernière s'affirme toujours dans la confrontation avec les normes et les lois, même si c'est pour les dépasser et en instaurer de nouvelles, comme le poète qui rénove et révolutionne la langue, mais à travers la connaissance de sa structure et de ses fondements. Les schémas et les classifications ont une forte charge de passion et de poésie, parce qu'ils sont l'effort pour mettre de l'ordre dans le chaos du monde et pour comprendre, évaluer, embrasser la réalité et la vie. Les schémas et les classifications sont évidemment inférieurs à cette dernière, qui ne se laisse pas enrégimenter et qu'il serait naïf d'envisager de pouvoir toujours affronter avec des règles toutes prêtes, en rangeant chacun de ses phénomènes imprévisibles dans des cases frabiquées à l'avance. La mappemonde ne contient pas le monde et ne dispense pas du risque et de la séduction de s'aventurer dans ses labyrinthes. Mais la mappemonde donne couleur et relief à la réalite, montre pour la premiere fois des mers et terres lointaines, apprend les grandeurs et les distances, allume des rêves et des nostalgies ; les explorateurs intréprides qui partaient jadis à la découverte de l'inconnu étaient mus, dans leur cœur, par l'amour des lointains, mais il ne péroraient pas avec emphase d'amour et de lointains, ils travaillaient avec des sextants et des compas, mesuraient des angles et des circonférences, faisaient le point de leur navigation en mer, et c'était en cela que consistait leur poésie.
Notre culture, enracinée dans une époque hautement rationalisée et dominée par le savoir scientifique et technologique, est obsédée par la peur de l'artificiel et de l'inauthentique, par l'angoisse de perdre la fraîcheur et la spontanéité, et par le préjugé commode et rhétorique selon lequel l'esprit de géometrie, la rigueur conceptuelle, rognerait les ailes à l'esprit de finesse, la spiritualité et l'âme. En mettant en avant ce malaise et en s'en faisant un alibi pour la paresse intellectuelle, on prétend qu'il suffit de montrer une absence de clarté logique pour sembler riche de sentiments. Ainsi, pour éviter l'effort de la recherche vraiment, on affecte de croire que la vraie vie, la vie authentique, est facile et à portée de main, et on affiche une fausse simplicité de l'âme, faisant ainsi la parodie et la caricature de ces valeurs que l'on prétend affirmer, comme les cartes postales et les prospectus qui montrent des forêts toujours vertes et des mers toujours bleues sont la falsification de cette nature que l'on affirme aimer. Tout cela ne révèle pas la force des sentiments, mais l'aridité et la banalité masquées par une bouillie sentimentale. Sans une libre et sèche sobriété, il n'y a pas de véritable foi ni de véritable amour de la vie.
Claudio Magris, Utopie et désenchantement, pages 367/368/369.

7 août 2014

Claudio Magris, Utopie et désenchantement (18) [des croyances et des philosophies]

Ce qu'une philosophie ou une foi soutiennent avec force, c'est une unité organique, et non une salade dont les divers ingrédients dont chacun une option qu'on peut prendre ou non selon l'envie du moment. Aujourd'hui au contraire, tout semble se reduire à des options, à des éléments que l'on acceptera ou refusera à sa fantaisie, sans que ce choix n'implique une alternative entre une adhésion ou un refus de l'ensemble. Le New Age, pour prendre un exemple, est une expression typique de cette attitude vaguement spiritualiste qui picore ça et là dans les assiettes de l'absolu, en mixant le tout en une bouillie du cœur bien intentionnée.
Claudio Magris, Utopie et désenchantement, page 362.

6 août 2014

Claudio Magris, Utopie et désenchantement (17) [de l'individu et de la rationalité]

Parmi les éléments qui ne pourront pas ne pas continuer à être fédérateurs – et il y va de la survie même de la civilisation européenne dans son sens fort – figure le sens de la valeur fondamentale de l'individu et de la rationalité. Sous les formes les plus diverses, la civilisation occidentale s'est toujours fondée sur ce sens de la valeur fondamentale de l'individu, en opposition avec la totalité, exaltée par d'autres traditions. C'est une vision que l'on retrouve, pour ne donner que quelques exemples, chez les stoïciens avec leur droit naturel, dans le concept chrétien de personne, dans les garanties élaborées par le droit romain et ainsi de suite, jusqu'aux grandes conquêtes du libéralisme, de la démocratie et du socialisme, formes diverses mais qui ont en commun de mettre l'accent sur l'individu, sur sa valeur inaliénable, sur la nécessité de le protéger. Les transformations sociales, qui ont créé et créent tant de libertés, risquent aussi, paradoxalement, de mettre en péril cette valeur inaliénable de l'individu. Ce qui semble aussi en péril, en dépit de la croissante rationalisation technologique, c'est la rationalité, assaillie par un irrationalisme toujours plus répandu, par un bric-à-brac d'occultisme et de superstition.
Claudio Magris, Utopie et désenchantement, pages 352/353.

Claudio Magris, Utopie et désenchantement (16) [de la relation entre violence et civilisation]

Avec l'équité du narrateur épique, Oshima refuse de s'en tirer facilement, en n'attribuant la violence qu'à des individus isolés ; il est bien connu que certaines formes de violence résultent d'une civilisation tout entière et la mettent en cause. Dans les sévices infligés aux prisonniers ne s'expriment pas seulement les excés de quelques soldats, mais bien l'ethos, la forme, le rite de toute une civilisation, sa familiarité sacrale avec la cruauté et avec la mort.
Claudio Magris, Utopie et désenchantement, page 347.

5 août 2014

Claudio Magris, Utopie et désenchantement (15) [de le loi]

La loi, à elle seule, ne suffit pas, même si elle est inattaquable formellement ; une société juste a besoin […] de valeurs éthiques et d'individus capables de se forger une personnalité autonome, de chercher et de fonder des valeurs dans lesquelles croire, de se donner des critères pour distinguer le bien du mal et se comporter en conséquence. Si l'individu n'a pas cette volonté et cette force, aucun mécanisme juridique ne pourra lui donner la capacité de s'orienter dans la vie et de vivre d'une manière libre et créative son rapport aux autres et à son propre destin ; aucune norme juridique, disait Kippling, ne peut faire de lui un homme.
Claudio Magris, Utopie et désenchantement, pages 338/339.

4 août 2014

L'alpinisme selon Gaston Rébuffat

Pour faire de l'alpinisme, il faut deux choses : de l'enthousiasme et de la lucidité. Accepter de porter un sac, de dormir plus ou moins bien dans un refuge, parfois à un bivouac, d'avoir froid puis chaud, peut-être d'avoir faim, sans doute d'avoir soif, partir en sachant que l'on ne pourra pas arrêter le jeu, c'est-à-dire l'ascension, si tout à coup on en a assez, soit que l'on soit fatigué, soit que le temps devienne mauvais, être tributaire d'un compagnon qui peut-être marchera moins bien, - bref, quitter un confort et des habitudes, c'est cela l'enthousiasme. C'est un beau sentiment, surtout à notre époque qui oublie de plus en plus que l'on a des muscles et une tête qui ne demandent qu'à servir, et dont leur belle fatigue nous procure une paix et même une allégresse intérieures. Marcher, grimper n'est pas du tout un sacrifice, mais l'accomplissement d'une action pour laquelle chacun a, à sa naissance, reçu naturellement ce qu'il faut et qui procure un sain plaisir. Et en dehors de l'action, il n'est après tout ni si dur ni si désagréable d'avoir faim ou froid un moment. A une époque où tout est de plus en plus prévu, programmé, organisé, pouvoir se perdre sera bientôt un délice et un luxe exceptionnels. Tout autant que de l'enthousiasme, il faut de la lucidité. Ces deux sentiments apparemment contraires se complètent magnifiquement. La lucidité c'est apprendre à bien connaître ses limites, tout en cherchant à les reculer, et les accepter, c'est-à-dire avant la course ajuster des désirs d'ascension à sa compétence et à celle des membres de sa cordée ; pendant la course, être capable à tout moment de faire le point, honnêtement, ce qui est difficile, car il faut alors écarter tout sentiment, toute passion, toute envie de réussir à tout prix pour faire le rapport précis entre les difficultés (éventuellement les dangers) évaluées au plus juste des passages qui restent à gravir et les forces (muscles et tête) de la cordée, afin de décider si l'on peut, si l'on doit continuer ou faire demi-tour. Extraordinaire et merveilleux examen dans le secret de son cœur où la prudence risque parfois de n'être qu'un aspect de la lâcheté, et l'entêtement à poursuivre qu'une stupide et dangereuse déformation de la volonté.
Gaston Rébuffat, Le Massif du Mont Blanc.

3 août 2014

Claudio Magris, Utopie et désenchantement (14) [de l'homme et du surhomme (2)]

Le vainqueur, selon cette poétique qui est avant tout une conception morale, c'est celui qui sait admettre sa propre insuffisance et ses propres défaites sans les mettre sur le compte de la méchanceté des autres ou du désordre du monde, et qui ne se laisse pas éblouir par ses propres indiosycrasies et qui n'idolâtre pas ses propres faiblesses, mais reconnaît, au-dessus de lui, des valeurs et une loi, par rapport auxquelles sa psychologie ou son vécu personnel sont d'une importance secondaire. Le vaincu, c'est celui qui se rebelle contre l'objectivité du réel, contre la place qui lui est assignée dans la connexion du Grand Tout, et qui ne voit que lui-même, la vanité et la misère de son égoïsme.
Claudio Magris, Utopie et désenchantement, page 307.

Claudio Magris, Utopie et désenchantement (13) [de l'homme et du surhomme (1)]

Chez celui qui a le mieux exprimé le sentiment dionysiaque de la vie, à savoir Nietzsche, Hesse a puisé l'acception la plus révolutionnaire du personnage de l'errant, qui l'a inspiré surtout pour Le Loup des steppes. Lecteur perspicace et sans œillères, Hesse avait compris que le surhomme de Nietzsche n'est pas un individu excepionnel, plus fort de la masse de laquelle il s'élève, mais plutôt une figure tournée vers un nouveau stade anthropologique, une nouvelle forme d'individu qui se situe au-delà des limites traditionnelles du sujet bourgeois, au-delà des limites de la construction socio-humaniste du moi. L'Übermensch est l'errant héroïque qui affronte et vit cette phase du passage d'une dimension humaine à une autre. Le Loup des steppes, destructeur des certitudes bourgeoises et locateur de chambres meublées bourgeoises, se trouve dans ce stade du passage, pour moitié encore lié à l'individualité traditionnelle et pour moitié déjà au-delà d'elle : ''L'homme'', dit le petit traité inclus dans Le Loup des steppes, ''n'est point une création solide et durable [...], mais plutôt un essai et une transition ; il n'est pas autre chose que la passerelle étroite et dangereuse entre la nature et l'esprit. Harry Haller n'est pas une unité psychologique hierarchisée dans des structures conventionnelles de l'égo, mais plutôt une multiplicité de noyaux psychiques, un agrégat provisoire de pulsions et d'énergie libidinales libérées de la répression de la conscience et dont la charge centrifuge ne connaît pas de frein.
Claudio Magris, Utopie et désenchantement, pages 278/279.

Claudio Magris, Utopie et désenchantement (12) [du bourgeois et de l'errant]

Dans le monde moderne, même l'errant, même le destructeur de valeurs est devenu un bourgeois, au moins en partie : il est un complément du monde bourgeois comme il est dit dans Le Loup des Steppes, et il hébèrge d'ailleurs en lui-même un bourgeois, qu'il s'efforce d'arracher de lui. Hesse a compris la puissance gluante de la société qui s'insinue jusque dans l'âme de ceux mêmes qui lui sont rebelles, ressurgissant et renaissant en eux sous la forme d'un malaise qui les paralyse ou les déforme. La bougeoisie, écrit encore Hesse dans Le Loup des steppes, prospère grâce à la forme anormale de ses outsiders. L'errant moderne, qui se nourrit de ce malaise qu'il ressent plus que les autres, présente nécessairement des traits équivoques et malins, des symboles inquietants, c'est le Cain de Demian, fier du signe sur sont front qui le rend inapprochable, c'est le solitaire hostile au troupeau ou le guerrier germanique dont le fatalisme exulte la caducité et le désordre contre la durée de la forme latine, c'est le nomade qui méprise les valeurs du foyer et l'ethos de la compassion pour célébrer la fraternité des âmes et la cruauté de l'amor fati, c'est l'aventurier qui aime le défi pour le défi ou le fils prodigue qui veut toujours s'en aller plus loin et ne jamais s'arrêter, avec une incertitude anxieuse qui est l'inverse du courage d'Ulysse, disposé à accepter les défis mais surtout attentif à les éviter, dans la mesure où il n'a pas besoin de démontrer sa valeur aux autres ou à lui-même, et qui erre par désir de revoir sa maison, même s'il est prêt à jouir des haltes imprévues.
Claudio Magris, Utopie et désenchantement, page 275.

2 août 2014

Claudio Magris, Utopie et désenchantement (11) [de l'éthique bourgeoise du travail et de l'humanité ludique]

Écrivain bourgeois laborieux, Hesse a démasqué avant tout l'éthique bourgeoise du travail, en proposant le modèle d'une humanité libre et ludique. [...] C'est un grand poète du plaisir, de ce qui dans la vie fleurit et se laisse cueillir sans raison, de ce qui est irréductible à la possession : de la lumière des saisons, de l'eau scintillante qui court, des feuilles qui amortissent le pas sur le sentier, de la symétrie de la plantation de bambous et du poudroiement chaotique qui luit au soleil, d'une excursion en montagne, d'un nuage, de l'amour timide ou violent, mais dont on jouit toujours. Hesse est le poète d'une nature libérée, dans laquelle la joie est à portée de main, dans laquelle une promenade en forêt a plus de signification qu'un grand événement historique [...].
Claudio Magris, Utopie et désenchantement, page 269.

Claudio Magris, Utopie et désenchantement (10) [de la Bürgerlichkeit]

La bourgeoisie – la Bürgerlichkeit – est une forme de vie qui attribue la primauté à l'éthique, à l'adeur au travail, à la régularité et à l'ordre de ce qui se répète et dont on s'acquitte comme un devoir ; dans ce tranquille dévouement à la tâche quotidienne s'exprime un monde chaleureux de sentiments, d'affections, de nostalgie, une poésie de la vie simple et mystérieuse parce que simple et quotidienne, un tourment qui est à la fois contenu et sauvé par cette robuste morale bourgeoise. 
Claudio Magris, Utopie et désenchantement, pages 246/247.

1 août 2014

Claudio Magris, Utopie et désenchantement (9) [de la différence entre culture et civilisation]

La formation de Thomas Mann est marquée par la formation Schopenhauer-Nietzsche-Wagner, c'est-à-dire par cette grande Kultur universaliste, cosmopolite et en même temps ''deséspérément allemande'' – selon une formule de Thomas Mann lui-même – qui a scruté avec une radicalité inégalable la Méduse de la modernié, le phénomène majeur qui constitue la transformation d'une civilisation pluriséculaire, en voyant dans les idéologies du Moderne – libéralisme, démocratie, foi dans le progrès – non un dépassement, mais un symptôme et un facteur de ce malaise et de cette crise. Jusqu'en 1918, Thomas Mann se reconnaît – idéologiquement, même s'il est convaincu de s'opposer ainsi à toute idéologie – dans les affirmations et surtout dans les négations des grands ''ennemis du peuple'' : Kierkegaard, Nietzsche, Schopenhauer, Burckhardt, Wagner (qui, par ailleurs de ce point de vue, n'est certes pas pacifiquement assimilable à la Kulturkritiek conservatrice et réactionnaire) et d'autres encore. C'est une culture hétérogène, contradictoire, et pourtant reconnaissable entre toutes, avec cet intraduisible pathos que Carlos Antoni entendait vibrer dans le mot même de Kultur. Sous ce terme, Thomas Mann réunit dans une approbation enthousiaste d'immenses génies comme Nietzsche et des idéologies nationalistes de pacotille comme Paul de Lagarde. Cette culture a mis à nu, avec une lucidité implacable et libératrice, quelques-unes des contradictions déchirantes, tragiques et triviales, de la sociéte de masse moderne, de ses grandes conquêtes civiles, de ce qu'on pouvait prendre pour de grandes conquêtes et que bien souvent un retournement de forme en a fait l'inverse ; il a nié sous l'effet d'une allergie partisane incoercible, le progrès démocratique et l'idéologie liée à un tel progrès. Sous ce rapport, une telle critique présente une métaphore éclairante, un levain indispensable à la compréhension et à la correction des sociétés démocratiques et progressistes ; si cependant on prétend en faire son met principal, voire unique – comme le fait l'idéologie antidémocratique – et prendre (ou pis, appliquer) à la lettre ses métaphores, on tombe dans une rhétorique brutale et grossière, non moins philistine à coup sur que le philistinisme progressiste abhorré contre lequel elle s'insurge. Thomas Mann lui-même dans ses Considérations1[...] écrit qu'aucune affirmation de Nietzsche ne doit être prises à la lettre et va jusqu'à admettre [...] que même la bataille ''apolitique'' contre l'envahissement moderne et totalitaire de la civilisation devient à son tour politique, mauvaise politique et mauvaise idéologie, pourrait-on ajouter, et d'autant plus mauvaises que persuadées de parler au nom de la vie contre les artifices idéologiques. Dans ses Considerations1, Thomas Mann [...] se bat contre l'idéologie démocratique de l'engagement et du progrès – de la Zivilisation – qui absorbe l'individu, en pénétrant jusqu'au plus profond de sa conscience et en étouffant ce qu'il y a de singulier dans sa personne et ses sentiments, aplatit toute intériorité et toute métaphysique en les réduisant à de simples données sociologiques ou psychologiques, elle subsitue à la vérité l'opinion, à la conversation à batons rompus le débat et la signature au bas d'un manifeste, à la mélancholie poignante du Lied la phrase toute faite, aux choses dernières l'ordre du jour, et à la Kultur la Zivilization.
1 Betrachtungen eines Unpolitischen, 1918 (Considérations d'un apolitique, 1975).
Claudio Magris, Utopie et désenchantement, pages 225/226/227.