21 janv. 2013

A la recherche du temps perdu (3)

Je restais maintenant volontiers à table pendant qu'on desservait, et si ce n'était pas un moment où les jeunes filles de la petite bande pouvaient passer, ce n'était plus uniquement du côté de la mer que je regardais. Depuis que j'en avais vu dans les aquarelles d'Elstir, je cherchais à retrouver dans la réalité, j'aimais comme quelque chose de poétique, le geste interrompu des coûteaux encore des travers, la rondeur bombée d'une serviette défaite où le soleil intercale un morceau de velours jaune, le verre à  demi vide qui montre mieux ainsi le noble évasement de ses formes et au fond de son vitrage translucide et pareil à une condensation du jour, un reste de vin sombre mais scintillant de lumières, le déplacement des volumes, la transmutation des liquides par l'éclairage, l'altération des prunes qui passent du verre au bleu et du bleu à l'or dans le compotier déja à demi depouillé, la promenade vieillottes des chaises qui deux fois par jour vienennt s'installer autour de la nappe, dressée sur la table ainsi que sur un hôtel ou sont célébrées les fêtes de la gourmandises et sur laquelle au fond des huitres quelques gouttes d'eau lustrale restent comme dans de petits bénitiers de pierre. J'essayais de trouver la beauté la où je m'étais figurée qu'elle fût, dans les choses les plus usuelles, et dans la nature profonde des natures mortes.
Proust, A l'ombre des jeunes filles en fleurs, page 432.

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