21 janv. 2013

A la recherche du temps perdu (5)

Notre mémoire ressemble à ces magasins qui, à leurs devantures, exposent une certaine personne, une fois une photographie, une fois une autre. Et d'habitude la plus récente reste quelque temps seule en vue. Tandis que le cocher pressait son cheval, j'écoutais les paroles de reconnaissance et de tendresse que Gisèle me disait, toutes nées de son bon sourire, et de sa main tendue : c'est que dans les périodes de ma vie où je n'étais pas amoureux et où je désirais de l'être, je ne portais pas seulement en moi un idéal physique de beauté qu'on a vu que je reconnaissais de loin dans chaque passante assez éloignée pourvu que ces traits confus ne s'oppossassent pas à cette identification, mais encore le fantôme moral – toujours prêt à être incarné – de la femme qui allait être éprise de moi, me donner la réplique dans la comédie amoureuse que j'avais toute écrite dans ma tête depuis mon enfance et que toute jeune fille aimable me semblait avoir la même envie de jouer, pourvu qu'elle eût aussi un peu le physique de l'emploi. De cette piece, quelle que fût la nouvelle ''étoile'' que j'appelais à créer ou à reprendre le rôle, le scénario, les péripéties, le texte même gardait une forme ne varietur.
Proust, A l'ombre des jeunes filles en fleurs, page 452.

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