21 janv. 2013

A la recherche du temps perdu (6)

La conversation même qui est le mode d'expression de l'amitié est une divagation superficielle, qui ne nous donne rien à acquerir. Nous pouvons causer toute une vie sans rien dire que répéter indéfiniment le vide d'une minute, tandis que la marche de la pensée dans le travail solitaire de la création artistique se fait dans le sens de la profondeur, la seule direction qui ne nous soit pas fermée, où nous puissions progresser, avec plus de peine il est vrai, pour un résultat de verité. Et l'amitié n'est pas seulement denuée de vertu comme la conversation, elle est de plus funeste. Car l'impression d'ennui que ne peuvent pas ne pas éprouver auprès de leur ami, c'est-à-dire de rester à la surface de soi-même, au lieu de poursuivre leur voyage de découverte dans les profondeurs, ceux d'entre nous dont la loi de développement est purement interne, cette impression d'ennui, l'amitié nous persuade de la rectifier quand nous nous retrouvons seuls, de nous rappeler avec émotion les paroles que notre ami nous a dites, de les considérer comme un riche apport alors que nous ne sommes pas comme des bâtiments à qui on peut ajouter des pierres du dehors, mais comme des arbres qui tirent de leur propre sève le nœud suivant de leur tige, l'étage supérieur de leur frondraison.
Proust, A l'ombre des jeunes filles en fleurs, page 468.

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