3 août 2014

Claudio Magris, Utopie et désenchantement (12) [du bourgeois et de l'errant]

Dans le monde moderne, même l'errant, même le destructeur de valeurs est devenu un bourgeois, au moins en partie : il est un complément du monde bourgeois comme il est dit dans Le Loup des Steppes, et il hébèrge d'ailleurs en lui-même un bourgeois, qu'il s'efforce d'arracher de lui. Hesse a compris la puissance gluante de la société qui s'insinue jusque dans l'âme de ceux mêmes qui lui sont rebelles, ressurgissant et renaissant en eux sous la forme d'un malaise qui les paralyse ou les déforme. La bougeoisie, écrit encore Hesse dans Le Loup des steppes, prospère grâce à la forme anormale de ses outsiders. L'errant moderne, qui se nourrit de ce malaise qu'il ressent plus que les autres, présente nécessairement des traits équivoques et malins, des symboles inquietants, c'est le Cain de Demian, fier du signe sur sont front qui le rend inapprochable, c'est le solitaire hostile au troupeau ou le guerrier germanique dont le fatalisme exulte la caducité et le désordre contre la durée de la forme latine, c'est le nomade qui méprise les valeurs du foyer et l'ethos de la compassion pour célébrer la fraternité des âmes et la cruauté de l'amor fati, c'est l'aventurier qui aime le défi pour le défi ou le fils prodigue qui veut toujours s'en aller plus loin et ne jamais s'arrêter, avec une incertitude anxieuse qui est l'inverse du courage d'Ulysse, disposé à accepter les défis mais surtout attentif à les éviter, dans la mesure où il n'a pas besoin de démontrer sa valeur aux autres ou à lui-même, et qui erre par désir de revoir sa maison, même s'il est prêt à jouir des haltes imprévues.
Claudio Magris, Utopie et désenchantement, page 275.

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