26 août 2014

Marseille ou la mauvaise reputation: protestantisme, travail et capitalisme (2)

La citation d'Olivier Boura est une référence directe à L'Éthique protestante et l'esprit du capitalisme1 de Max Weber. Dans cet ouvrage, Weber explique le développement du capitalisme à partir du milieu du XVIIIème siècle, par la Réforme protestante et le développement d'un ethos spécifique qui serait, par ailleurs, à l’origine de l'éthique du travail du capitalisme. Weber souligne que cette éthique est "entièrement dépouillée de tout caractère hédoniste, son but étant de gagner de l'argent, toujours plus d'argent en se gardant des jouissances strictement de la vie".
L'origine de l'esprit capitaliste ne se trouverait pas dans des idées de réforme de la culture et de la société mais exclusivement dans un souci de salut des âmes. Voilà le postulat de Weber, qui s'avère intéressant et boulverse quelque peu les idées reçues sur la modernité desdites sociétés.
L'éthique protestante du travail est une valeur qui préconise pour chaque homme la nécessité de suivre des valeurs de travail, d'épargne et de discipline. Les protestants ont effectivement repensé le travail non plus comme une peine affligée par Dieu aux hommes, mais comme un devoir, menant à un bénéfice commun pour l'individu (et éventuellement pour la société entière). Cette éthique est l'une des marques des nations germaniques (Allemagne, Pays-Bas, Danemark, etc.), britanniques (Angleterre) et par extension, nord-américaines. On s'en rend d'ailleurs très vite compte lorsque l'on vit dans ces pays : la population est plutôt marquée par un certain matérialisme, une forme de perfectionnisme (qui ne s'accompagne, par ailleurs, pas toujours et partout d'une rigueur conceptuelle), de concentration sur la notion même de travail. Au contraire, dans les pays plus catholiques (notamment latins, pays véritablement catholiques ou de tradition catholique), cette notion n'est pas forcément érigée en valeur et les gens ont une attitude plus détendue face au travail. Notons bien le terme "détendu" : il ne signifie pas que l'on travaille moins dans le Sud que dans le Nord. C'est bien souvent le contraire... Mais le positionnement face à la valeur que pourrait représenter le travail est différent.
Dans la deuxième partie de l’œuvre, Weber démontre la validité de son hypothèse que l'esprit du capitalisme serait, en fait, issu de motifs religieux : c'est moins la possession de richesses qui serait condamnable que le fait d'en jouir. Les références aux Évangiles sont les suivantes :
- "Faire la besogne de Celui qui l'a envoyé, aussi longtemps que dure le jour." (Jean IX,4).
- "Si quelqu'un ne veut pas travailler, qu'il ne mange pas non plus." (deuxième lettre de Saint-Paul aux Apôtres).
... ceci valant pour chacun et sans restriction. Partant, la répugnance au travail serait le symptôme d'une absence de grâce, métaphysique et religieuse au départ, économique de nos jours. Combien de fois entend-on, par exemple, à propos des chômeurs ou clochards que s'ils voulaient vraiment travailler, il n'y a qu'à le vouloir, il y a du travail pour tout le monde (est-ce bien vrai ?).
À partir de la Réforme, c'est donc bien l'oisiveté qui devient un péché. Avant, elle ne fait pas partie des sept péchés capitaux de la religion catholique qui comptait la tristesse au lieu de l'oisiveté. Selon Thomas d'Aquin, les sept péchés capitaux incluent l'acédie qui a fait place, par un effet de transposition du sens, à la paresse. Le Catéchisme de l'Église catholique définit l'acédie, terme disparu du langage courant, comme une forme de dépression due au relâchement de l'ascèse. Il s'agit de paresse morale (et non de paresse tout court). L'acédie, c'est un mal de l'âme qui s'exprime par l'ennui, l'éloignement de la prière, de la pénitence et de la lecture spirituelle.
Regardons maitenant du côté des sept vertus catholiques, codifiées dès le Moyen Âge : chasteté, tempérance, prodigalité, charité, modestie, courage, humilité. Est vertueux celui qui est prodigue, libéral (au sens éthique et non économique du terme), dépense, ne compte pas, distribue en abondance. L'exact contraire de l'économie besogneuse et de l'éthique protestante. Fernand Braudel, qui a étudié en détail le capitalisme flamand et néerlandais et en particulier celui de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales, complète l'analyse de Weber.
Le protestantisme est une religion qui s'éloigne de la pensée magique, de l'idolâtrie dont est particulièrement emprunt le catholicisme, et favorise ainsi une forme de rationalité instrumentale utilisant les moyens et les ressources disponibles pour parvenir rationnellement aux fins propres, mûrement réfléchies, qu'on veut atteindre. Toute tournée vers son objectif, l'action humaine s'éloigne des impératifs ou des exigences que la morale ou la religion imposent dans certaines sociétés. Elle s'abstrait des affects, des émotions, des coutumes et des traditions. Les moyens pratiques de réduire les inquiétudes humaines quant au salut de son âme ont pris la forme d'un engagement systématique à une vocation : travailler dur, épargner, s'auto-discipliner, accumuler les récompenses matérielles sans les consommer personnellement, mais en les sauvegardant et les réinvestissant. En allemand et de manière générale dans les langues germanique, les termes de métier et de vocation se confondent (all: Beruf/Berufung, neerl.: beroep/beroeping). Weber a théorisé que dans le déclin d'une vision religieuse du monde, l'éthique protestante est restée comme "l'esprit du capitalisme". D'autres théoriciens avancent aujourd'hui que le déclin relatif de l'influence économique capitaliste aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne serait le résultat d'une détérioration de l'éthique protestante dans ces pays. Le nationalisme et le socialisme, par exemple, sont considérés par certains comme étant une éthique laïque qui affectent les types de développement économique.
L'originalité de l'analyse de Max Weber réside dans l'établissement d'une corrélation entre protestantisme et prédestination : selon Calvin, le salut éternel dépend d'une décision arbitraire de Dieu et non des actions bonnes ou mauvaises entreprises durant la vie, comme c'est le cas dans la religion catholique. Curieusement, cette prédestination ne mène pas au fatalisme, car l'angoisse du calviniste ("Suis-je destiné à aller au paradis ?") peut être dissipée par la réussite économique, signe d'élection divine. Mais il va de soi que cette réussite ne peut résulter que d'actions morales, d'une vie ascétique et austère - un postulat contraire serait éthiquement insoutenable. Autrement dit, les calvinistes sont incités à réussir, mais pas à consommer les fruits de leur labeur, ce qui est évidemment favorable à l'accumulation du capital.
En définitive, que reproche-t-on finalement aux "populations du sud", de près ou de loin souvent  taxées de paresseuses ? Bel et bien, l'oisiveté, c'est-à-dire le fait de ne pas se conformer à la valeur du travail essentiellement nord-européenne que l'on érigerait comme valeur suprême, et de jouir de leur richesse ou de leur oisiveté. Dans cette perspective, on peut se demander quelle est la valeur d'un athésisme "pratiqué" (là encore, le vocabulaire religieux s'impose) non pas comme pilier d'une société nouvelle  et moderne, mais bien dans la même perspective de salut de l'âme que celle recherchée depuis la nuit des temps ? Dans quelle mesure l'athéisme si hautement, souvent fièrement, proclamé dans les pays de tradition protestante et dans une plus large mesure des pays nord-européens, est-il un véritable athésisme ou bien un pur substitut psychologique destiné à sauver l'homme de sa misère métaphysique ?
1 Publié en 1904/1905 dans Archiv für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik.

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