9 mai 2015

Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques (18) : De la nature (mer, montagne, forêt)

Au surplus, les charmes que je reconnais à la mer nous sont aujourd'hui refusés. Comme un animal veillissant dont la carapace s'épaissit, formant autour de son corps une croute impérmeable qui ne permet plus à l'épiderme de respirer et accélère ainsi le progrés de sa senescence, la plupart des pays européens laissent leurs côtes s'obstruer de villas, d'hôtels et de casinos. Au lieu que le littoral ébauche, comme autrefois, une image anticipée des solitudes océaniques, il devient une sorte de fronts oì les hommes mobilisent périodiquement toutes leurs forces, pour donner l'assaut à une liberté dont ils démentent l'attrait par les conditions dans lesquelles ils acceptent de se la ravir. Les plages, où la mer nous offrait les fruits d'une agitation millénaires, étonnante galerie où la nature se classait toujours à l'avant-garde, sous le piétinement des foules ne servait plus guère qu'à la disposition et à l'exposition des rebuts.
Je préfère donc la montagne à la mer, et pendant des années, ce goût a revêtu la forme d'un amour jaloux. Ja haissais ceux qui partageaient ma prédilection, puisqu'ils menaçaient cette solitude à quoi j'attachais tant de prix ; et je méprisais les autres, pour qui la montagne signifiait surtout des fatigues excessives et un horizon bouché, donc incapables d'éprouver les emotions qu'elle suscitait en moi. Il eût fallu que la société entière confessât la supériorité des montagnes, et m'en reconnût la possession exclusive. J'ajoute que cette passion ne s'appliquait pas à la haute montagne ; celle-ci m'avait déçu par le caractère ambigu des joies pourtant indiscutables qu'elle apporte : intensement physique et même organique, quand on considère l'effort à accomplir, mais cependant formel et presque abstrait dans la mesure où l'attention captivée par des tâches trop savantes se laisse, en pleine nature, enfermer dans des préoccupations qui relèvent de la mécanique et de la géometrie. J'aimais cette montagne [...] ; et surtout, la zone comprise entre 140 et 2200 mètres : trop moyenne encore pour appauvrir le paysage ainsi qu'elle faisait plus haut, l'altitude y semble provoquer la nature à une vie plus heurtée et plus ardente, en même temps qu'elle décourage les cultures. Sur ces hauts balcons, elle préserve le spectacle d'une terre moins domestiquée que celles des vallées et telle qu'on se plaît – faussement sans doute – à imaginer que l'homme a pu la connaître à ses débuts.
Si la mer offre à mon regard un paysage délayé, la montagne m'apparaît comme un monde concentré. Elle l'est au sens propre, puisque la terre plissée et pliée y rassemble plus de surface pour une même étendue. Les promesses de cet univers plus dense sont aussi plus lentes à s'épuiser ; le climat instable qui y règne et les différences dues à l'altitude, à l'exposition et à la nature du sol, favorisent les oppositions tranchées entre les versants et les niveaux, ainsi qu'entre les saisons. Je n'étais pas, comme tant de gens, déprimé par le séjour dans une vallée étroite où les pentes, en raison de leur proximité, prennent un aspect de muraille et ne laissent apercevoir qu'un fragment de ciel que le soleil franchit en quelques heures ; bien au contraire. Il me semblait que ce paysage debout était vivant. Au lieu de se soumettre passivement à ma contemplation, à la manière d'un tableau dont il est possible d'appréhender les détails à distance et sans y mettre du sien, il m'invitait à une sorte de dialogue où nous devrions, lui et moi, fournir le meilleur de nous-mêmes. L'effort physique que je dépensais à la parcourir était quelque chose que je cédais, et par quoi son être me devenait présent. Rebelle et provocant à la fois, me dérobant toujours une moitié de moi-même mais pour renouveler l'autre par la perspective complémentaire qui accompagne l'ascension ou la descente, le paysage de montagne s'unissait à moi dans une sorte de danse que j'avais le sentiment de conduire d'autant plus librement que j'avais mieux réussi à pénétrer les grandes vérités qui l'inspiraient.
Et pourtant, aujourd'hui, je suis bien obligé de le reconnaître : sans que je me sente changé, cet amour de la montagne se déprend de moi comme un flot reculant sur le sable. Mes pensées sont restées les mêmes, c'est la montagne qui me quitte. Des joies toutes pareilles me deviennent moins sensibles pour les avoir trop longtemps et trop intensément recherchées. Sur ces itinéraires souvent suivis, même la surprise est devenue familière ; je ne grimpe plus dans les fougères et les rochers, mais parmi les fantômes de mes souvenirs. Ceux perdent doublement leur attrait ; d'abord en raison d'un usage qui les a vidés de leur nouveauté ; et surtout, parce qu'un plaisir un peu plus émoussé chaque fois est obtenu au prix d'un effort qui s'accroît avec les années. Je vieillis, rien ne m'en avertit sinon cette usure aux angles, jadis vifs, de mes projets et de mes entreprises. Je suis encore capable de les répéter ; mais il ne dépend plus de moi que leur accomplissement m'apporte la satisfaction qu'ils m'avaient si souvent et fidèlement procurée.
C'est la forêt, maintenant, qui m'attire. Je lui trouve les mêmes charmes qu'à la montagne, mais sous une forme plus paisible et plus accueillante. D'avoir tant parcouru les savanes désertiques du Brésil central a redonné son charme à cette nature agreste qu'on aimaient les anciens : la jeune herbe, les fleurs et la fraîcheur humide des halliers. Dès lors, il ne m'était plus possible de conserver aux Cévennes pierreuses le même amour intransigeant ; je comprenais que l'enthousiasme de ma génération pour la Provence était une ruse, dont nous étions devenus les victimes après en avoir été les auteurs. Pour découvrir - joie suprême que notre civilisation nous retirait – nous sacrifiions à la nouveauté l'objet qui doit la justifier. Cette nature avait été négligée tant qu'il était loisir de se repaître d'une autre. Privés de la plus gracieuse, il nous fallait réduire nos ambitions à la mesure de celle qui restait disponible, glorifier la sècheresse et la dureté, puisque ces formes seules nous étaient offertes désormais.
Mais, dans cette marche forcée, nous avions oubliée la forêt. Aussi dense que nos villes, elle était peuplée par d'autres êtres formant une société qui nous avait plus sûrement tenus à l'écart que les déserts ou nous avancions follement : que ce soient les hautes cîmes ou les garrigues ensoleillées. Une collectivité d'arbres et de plantes éloigne l'homme, s'empresse de recouvrir les traces de son passage. Souvent difficile à pénétrer, la forêt réclame de celui qui s'y enfonce ces concessions que, de façon plus brutale, la montagne exige du marcheur. Moins étendu que celui des grandes chaînes, son horizon vite clos enferme un univers réduit, qui isole aussi complètement que les échappées désertiques. Un monde d'herbes et de fleurs, de champignons et d'insectes y poursuit librement une vie indépendante, à laquelle il dépend de notre patience et de notre humilité d'être admis. Quelques dizaines de mètres de forêt suffisent pour abolir le monde extérieur, un univers fait place à un autre, moins complaisant à la vue, mais où l'ouïe et l'odorat, ces sens plus proches de l'âme, trouvent leur compte. Des biens que l'on croyait disparus renaissent : le silence, la fraîcheur et la paix. L'intimité avec le monde végétal concède ce que la mer maintenant nous refuse, et ce dont la montagne fait payer trop chèrement le prix. [...]
Vu du dehors, la forêt amazonienne semble un amas de bulles figées, un entassement vertical de boursuflures vertes ; on dirait qu'un trouble pathologique a uniformément affligé le paysage fluvial. Mais quand on crève la pellicule et qu'on passe au-dedans, tout change : vue de l'intérieur, cette masse confuse devient un univers monumental. La forêt cesse d'être un désordre terrestre ; on la pendrait pour un nouvel ordre planétaire, aussi riche que le nôtre et qui l'aurait remplacé.
Dès que l'œil s'est habitué à reconnaître ces plans rapprochés et que l'esprit a pu surmonter la première impression d'écrasement, un système compliqué se dégage. On distingue des étages surperposés qui, malgré les ruptures de niveau et les brouillages intermittents, reproduisent la même construction : d'abord la cîme des plantes et des herbes qui s'arrêtent à hauteur d'homme ; au-dessus, les troncs pâles des arbres et les lianes jouissant brièvement d'un espace libre de toute végétation ; un peu plus haut, ces troncs disparaissent, masqués par le feuillage des arbustes où la floraison écarlate des bananiers sauvages, les pacova ; les troncs rejaillissent un instant de cette écume pour se perdre à nouveau dans la frondaison des palmiers ; ils en sortent à un point plus élevé encore où se détachent leurs premières branches horizontales, dépourvues de feuilles mais surchargées de plantes épiphytes - orchidées ou bromeliacées – comme les navires de leur gréement ; et c'est presque hors d'atteinte pour la vue que cet univers se clôt par de vastes coupoles, tantôt vertes et tantôt effeuillées, mais alors recouvertes de fleurs blanches, jaunes, orangées, pourpres ou mauves ; le spectateur européen s'émerveille d'y reconnaître la fraîcheur de ses printemps, mais à une échelle si disporportionnée que le majestueux épanouissement des flambées automnales s'impose à lui comme seul terme de comparaison.
À ces étages aériens en répondent d'autres, sous les pas même du voyageur. Car ce serait une illusion de croire que l'on marche sur le sol, enfoui sous un enchevêtrement instable de racines, de surgeons, de touffes et de mousses ; chaque fois que le pied manque un point ferme, on risque la chute, dans des profondeurs parfois déconcertantes.
Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques. Chapitre : Tupi-Kawahib, pages 405-409.

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